Inde du Nord (Uttar Pradesh et Rajasthan)

Va et vis à Varanasi

Je veux vous conter l’histoire de deux enfants illégitimes (en réalité, de deux enfants qui, pour des raisons différentes se sont sentis illégitimes, à un moment de leur vie, à entreprendre un voyage, illégitimes à vivre, à avancer et se sentir désirés), deux âmes connectées qui se rendent à Varanasi pour déposer leurs sacs, se délester de leurs poids, oublier leurs freins et abandonner leurs peurs…

C’est aussi l’histoire de deux enfants souffrant depuis des années du poids des codes et des normes qu’ils se sont laissés imposer pour plaire à leur entourage et se ranger à leur milieu et qui, pour des raisons étranges et obscures, ont tenté de s’adapter plutôt que de vivre en marge… deux enfants en sur-adaptation donc, plus qu’en rébellion, portant sur leurs frêles épaules les conséquences dommageables d’une telle posture.

Aussi, ne savent-ils pas bien pourquoi ils se rendent dans la cité la plus vieille du monde, ni ce qu’ils y attendent, car étant donné l’abîme de leurs doutes, ils préfèrent ne pas penser et se laisser guider, bercer par le voyage, par la beauté et la liberté de l’aventure, de la découverte, sans attente justement…. Enfants emplis de rêves et à l’imaginaire fécond, ils fabriquent dans leur tête des images abstraites et lointaines de ce qu’est Varanasi.

Puis ils posent vraiment le pied comme ils déposent leurs sacs dans cette cité à l’apparence perdue et abandonnée par le temps, qui est pourtant on ne peut plus réelle et concrète, ancrée dans les rites quotidiens, dès le lever du soleil, dans ce qu’offre la vie.

Fascinés par le spectacle vivant qui se joue devant leurs yeux, ils en oublient leurs attentes et leurs rêves, leur quotidien s’estompe, leur imaginaire se retire et s’efface, un temps, pour laisser place à la pièce intense qui se déroule en temps réel face à eux.

Ils goutent, ils jouissent tout simplement de l’instant, de la réalité et de la force de l’instant, observateurs médusés et passifs d’un passé qu’ils voient se dissoudre, se noyer, ou simplement se nettoyer dans l’eau du fleuve.

Ils contemplent avec autant de fascination les ablutions matinales que les crémations des corps qui se consument sur les bords du Gange, les postures des vaches sacrées reposant sereinement sur les marches des Ghats que les groupes de jeunes garçons s’y promenant main dans la main, les femmes parées de sari y lavant leur linge; toute cette vie animée par l’eau du Gange, toutes ces vies dispersées dans l’eau du Gange; ils entendent les sons des prières et des mantras récités ou psalmodiés dans les temples au rythme des timbales et des percussions, ils sentent les odeurs d’encens, celles des roses et des jasmins fraichement coupés pour être assemblés en collier ou déposés en offrande. 

Ils comprennent par tous leurs sens que la vie ici n’a de sens qu’avec la mort et que les deux sont assemblés comme les fleurs des colliers. Indissociables, pour être entendus, harmonisés; indissociables pour être acceptés et non subis.

La vie côtoie la mort sans artifice, sans crainte et sans tabou, car elles appartiennent au même cycle, au même univers, au même cosmos. Ils ressentent d’autant plus intensément ces védas qu’ils abolissent les carcans de leur culture et leur ouvre une perpective, une trouée, leur offre une ouverture à leur propre univers, eux qui sont sensibles à ses éléments, eux qui sont en manque cruel de ces éléments, enfants issus d’un peuple désormais déconnecté de la nature, de ses cycles, de ses sensations, de son énergie vitale.

Les pierres de Varanasi ne parlent pas, mais elles leur racontent pourtant une histoire.

Les enfants terribles, submergés par l’émotion et la beauté de la cité baignée par la déesse Gange sont en perte totale de repères car tel est le pouvoir de Varanasi: effacer – pour une durée indéterminée et intime- toute mémoire (sociale, cosmique) afin que les codes et les attaches fixes alourdissant le corps occidental se sentent aussi flottants et légers que les offrandes de fleurs et de lumières sur le fleuve sacré; que les liens se détachent et tombent tels une mue, afin de révéler une peau neuve et vierge.

Perte de repères, oubli des cadres, prise de conscience d’une chaîne d’existences à laquelle ils participent en ne constituant pourtant qu’un seul être, ouverture pour accueillir simplement ce qui est, tel est le don de Varanasi aux enfants en quête de découverte, prétendument sans attente mais contradictoirement emplis de questionnements et de recherches de sens.

Le temps n’est pas, ici; les cycles de réincarnation pour parvenir à la Moksha, ce Nirvana absolu, ont créé un nouvel espace-temps visible et puissamment ressenti. Le culte ancestral, comme les rites de crémations, d’ablutions, existent depuis la nuit des temps et se poursuivent, inlassablement… les ravages et pollutions de la publicité moderne n’ont pas eu de prise sur les murs restés vierges de toute écriture lumineuse, si ce n’est celle manuscrite et peinte en hindi, discrète et élégante.

L’espace n’est plus un repère non plus. Les murs des anciens palais au bord de l’eau, les marches des Ghats, dont les teintes sublimes virent à l’orangé à la tombée de la nuit ou dès la promesse de l’aube, pourraient ressembler à ceux du Maroc, de l’Italie, ou de la Jordanie. 

Mais ils pourraient aussi s’apparenter à ceux d’une ville futuriste tant l’étrangeté et l’immensité des façades les sidèrent et les attirent tels des aimants, amants puissamment connectés à la pierre et à son histoire, qu’ils se surprennent à réinventer.

Le sable noir de cendres, les feux brillants sacrés des buchers, les déchets et tissus safrans, or et orangés éparpillés sur les corps ou jonchant le sable au moment des mises à feux, les amas de bois déposés en quantité phénoménale sur Manikarnika Ghat dédié aux crémations… ces visions ancestrales et pourtant présentes pourraient être celles d’une cité futuriste, pillée, détruite par les guerres ou les tremblements de terre, ensevelie en partie, en cendres et en feux; ou celles d’une citée née d’une imagination cinématographique devenue féconde sous les feux des projecteurs allumés dès la tombée de la nuit sur tous les Ghats transformés temporairement en scènes de théâtre ou de tournage de films.

Déboussolés, désaxés, vides de tous codes spatiaux ou temporels, les enfants terribles s’abolissent doucement de leur cadre et entrent ensemble dans un autre espace, un monde méconnu, harmonieux et subtil.

Ils se laissent d’autant plus absorber par celui-ci que la sérénité et la paix envahissent à toute heure la cité sacrée…

Alors seulement, débarrassés du poids de leurs conventions, libérés des notions d’espace et de temps, ils sentent qu’ils peuvent se pencher sur le sens de leur vie.

En quoi un homme comme « Baba », brahmane rencontré par hasard sur les Ghats, passant son temps entre son temple et les marches environnant l’eau, vivant dans un périmètre terrestre de 50 mètres autour de chez lui, ignorant le reste du monde et vivant au rythme du Gange, donne-t-il un sens à la sienne?

En quoi la connaissance (que peut-on jamais prétendre connaître?) s’élèverait-elle à un rang supérieur au ressenti profond, à l’osmose, à la contemplation de l’univers auquel on appartient, à l’intégration à ses éléments, à la répétition de rites intégrés, choisis et respectés? Où se trouve la richesse de la vie? y a t il une vérité en la matière? 

La quête permanente et obsessionnelle du savoir n’aboutit-elle pas à la perte du sens profond?

Agir ou méditer? et s’ils se trompaient sur le sens, sur la compréhension, sur l’origine du savoir, sur la source?

N’est-elle pas dans la méditation sensorielle plus que dans le savoir?

Les enfants en quête de réponses se surprennent à repenser leurs questions.

Ils se retrouvent dans le cercle de flammes de Nataraja, cette sublime représentation qu’ils ont aimée de Shiva, car ils ont accepté de se laisser entraîner dans le cycle de la destruction et de la re-création.

Ils ont conscience de la finitude d’un cycle, d’un état qui était le leur avant de partir à la rencontre de Varanasi, comme ils ont ressenti l’envie (le besoin?) de pénétrer dans un nouveau cycle, celui de la création, de la prise de conscience après le deuil, de l’éveil après la brume, du désir à nouveau dans le sens vital du terme.

Se confronter à ses démons non pas dans la douleur mais dans la douceur: telle est l’expérience de Varanasi.

Car tant la lumière que les sons, les couleurs, la matière des marches de pierre, le calme brumeux du fleuve sacré incitent à vivre l’expérience de sagesse et de bienveillance

La parenthèse offerte invite à l’introspection, dans un calme et un choc intérieurs: contradiction étonnante aux effets puissants, Varanasi est en effet aussi une déflagration douce!

Elle est source de méditation sur soi après destruction: les enfants terribles passent le cap de la détonation qui les réduit en cendres pour renaître à eux-mêmes et accepter leur condition de finitude, leur sentiment de vide et d’inexistence transcendée en sentiment d’appartenance à l’univers: microcosme et macrocosme se confondent et se fondent, et s’expliquent l’un par l’autre. Ils communient comme ils se connectent aux enfants illégitimes du conte qui ont décidé d’ouvrir leur porte, laissant ainsi pénétrer en eux cette douce harmonie.

Symboliquement, et pour sceller cette intime communion, ils décident de s’immerger dans le fleuve sacré, de mêler leurs corps à toutes ces particules, ces cendres, ces existences éternelles et défuntes. Ils font ainsi corps avec l’univers entier et tous ces êtres; ils s’unissent et dansent avec eux dans l’eau réceptive du fleuve.

En quittant la cité sacrée, ils ressentent ainsi une paix profonde et une énergie nouvelle.

Confiants et convaincus de vouloir désormais être acteurs de leur vie, ils entrevoient une existence fondée sur un sens pénétrant et majeur qu’ils auront défini et choisi par eux-mcmes, dénués de peurs, débarrassés de leurs freins, empruntant harmonieusement le chemin de l’Öm.

Pouvoir stupéfiant et ultime de Varanasi, ils repartent libres, libérés de la peur de mourir et avec la confiance de pouvoir non plus affronter mais vivre leur vie.

Cependant que la brume envahit encore l’horizon lointain le long des Ghats, même si elle s’estompe paisiblement, un chemin, une voie leur sont apparus lisiblement dans la lumière et les reflets ambrés du soleil levant sur le Gange, les mêmes reflets qui avaient emporté au loin leurs offrandes d’âmes aimées et de deuils achevés.

© Textes et photographies: Lorraine Thiria/All rights reserved

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