En mouvement

En mouvement

Le temps confiné bouge.

Il s’étire et devient plastique, organique.

Tu apprends à le travailler, à le modeler, à le « sculpter ».

Tu prends le temps de le tordre, de le déformer; en spectatrice extérieure, tu l’observes, le respires, t’en inspires; tu le manigances et le manipules, le traces, le trames et le tisses.

Il change de densité et de texture, il s’étoffe et se structure, le lien entre les ombres et lumières se modifie au gré de tes expérimentations et des moments, de jour comme de nuit.

Déjà décalée et en adaptation constante par rapport à un temps bordé, fixé, cadré, imposé, tu baignes désormais dans un temps mouvant, fluide, malléable, et cette relation naissante, ce mouvement initié, te plaisent et te parlent.

Car mouvement il y a, tu le sais, tu le sens. 

Aucune fixité, aucune empreinte ni repère, aucun ennui.

Et bien heureusement, car tu n’apprécies ni ne comprends l’immobilité, l’absence de sens et de sons, « le mouvement du monde qui freinerait, qui ralentirait, s’arrêterait.», comme l’exprime si bien l’une de tes auteures favorites….

Cette saison ne connaît pas le même rythme que toutes les autres avant elle. La musicalité du monde a changé, les vibrations aussi. Tu ne reconnais ni les résonances, ni les fréquences, ni les mesures.

C’est une césure sans pause, un mouvement subtil, insolite et inconnu de tous.

Même les arbres ne communiquent pas avec la même pulsation, leur pouls fluctue, une mutation se noue.

Tu aimerais les cerner davantage mais tu acceptes le flou et l’énigme dans lesquels ils t’enveloppent et dans lesquels tu flottes, en apesanteur.

Devant ces métamorphoses quasi-imperceptibles et feutrées, tu te perds et tu doutes mais tu sais au fond de toi que cette ambiance inédite est propice à la création.

* * *

Tu pourrais ainsi comparer cet espace-temps altéré et inexploré au processus de création.

Tu te confines dans ton intériorité et tu cherches à établir un lien avec ta toile blanche, ta page blanche, ou ton mur vide; un lien avec un temps inattendu et inéprouvé.

Tu mentalises autant que tu refuses toute intellectualisation.

Tu te concentres sur tes sensations et tu n’écoutes que ta spontanéité, ta sincérité.

Tu visualises ton intérieur comme tu te penches vers l’extérieur.

Tu attrapes les perceptions extérieures pour nourrir ton intériorité.

Tu rejettes toute pollution externe, comme tu tentes d’apprivoiser toute peur interne.

Et tu y vas.

Tu sais que tu n’as pas le choix car tu ne te laisses pas le choix, car tu sais intimement que le fait de te lancer, d’oser te lancer, de suivre ton instinct te permet non pas de cerner l’avenir, non pas de contrôler, non pas de juger (et de te juger), mais d’être libre.

La seule image qui s’impose à toi sur ce chemin tortueux, indéfini et flou est celle de ta liberté, celle avec laquelle tu ne transiges pas, celle que tu ne compromets pas, celle qui te fait sentir vivante.

Le temps du confinement est hautement créatif. 

Il modifie la nature et la couleur de tes doutes.

Il te renvoie à ton impuissance et à ton insatisfaction, mise à l’épreuve incontournable et féconde.

Il te renvoie à tes angoisses et les transforme en peurs, plus palpables et concrètes; il te force à les gérer, à t’ouvrir aux autres, à satisfaire ta curiosité, à t’exprimer, à exister telle que tu es, sans masque, sans miroir, et sans écran.

Vient le temps de l’après. 

Non pas de l’après-confinement (tu n’y es pas et ce n’est encore qu’un concept, même si tu tentes vainement de le visualiser et le « futuriser ») mais, au sein-même du confinement, le maniement du mouvement et l’usage du temps.

Une performance plastique et sculpturale étonnante…

Après le trauma et l’arrêt du temps provoqué par la sidération, après un repli sur toi-même, une mise à l’abris, une plongée dans ton intériorité et un re-centrage, est venu naturellement le temps du mouvement rendu possible vers l’extérieur, les autres.

Une fois achevé en effet ton mouvement naturel de défense et de repli, une fois nommée et identifiée la crise, tu as pu t’ouvrir aux bruits du monde.

Une fois dépassée la peur, et la peur de ta peur -cette atmosphère instable et confuse- tu as été capable de voir, sentir et entendre à nouveau ce qui existait en dehors: le silence de la rue, la modification des sons et des mouvements – des corps physiques comme collectifs-, la virulence et la saturation des mots anxiogènes de la presse, la présence et la forme des maux de tes proches si loin de toi.

Le temps du doute ne t’a quant à lui jamais quitté mais tu as senti, récemment, que tu passais une étape et que tu étais forte de tes doutes. Tu as compris que ces doutes te permettaient de t’extraire d’un environnement polluant et agressif, et de créer un mouvement méditatif et serein.

Ainsi, en te posant comme étrangère à la situation, tu as pu constater les comportements angoissés, fébriles, colériques, compulsifs ou insatisfaits alentour; tu as essayé de ne pas les juger et de voir plutôt ce qu’ils signifiaient et te disaient de toi. 

Ainsi as-tu été dérangée par certaines attitudes excessives visant à critiquer le gouvernement, systématiquement, à reprocher telle action, ou tel manque de décision, ou tel retard dans la prise de décision, ou telle contradiction dans les décisions prises. 

As-tu été agressée par ceux et celles qui savaient tout, sur tout, avant tout le monde, qui émettaient telle ou telle hypothèse, qui avaient prédit cette crise, qui avaient des idéologies et des certitudes inébranlables, certitudes qui te semblaient bien illusoires et futiles.

Tu as été alarmée par ceux et celles qui ne mettaient en oeuvre qu’une seule force, comme une seule capacité décuplée: celle de dénoncer sans mesure et de mener tout combat, comme pour lutter contre leur propre ennui ou leur propre impuissance.

Tu as été attristée par ceux et celles qui, pour combler le vide ou éviter la confrontation (le regard sur soi), se délectaient puis se gavaient de messages répétés sur la toile, de manière frénétique, déchainée parfois délirante; ceux et celles qui produisaient en quantité toute sorte de textes de façon boulimique, comme en état de manque, comme s’il fallait impérieusement remplir le vide.

Il t’a ainsi semblé que ce confinement mettait en exergue le pire de certains, ou à tout le moins qu’il révélait ce que ces derniers tentaient d’occulter en temps normal sans parvenir à dissimuler davantage.

Ainsi, as-tu assisté, passive, à la multiplication des commentaires tournant en boucle sur les réseaux sociaux, à ces photos faussement drôles, à ces tentatives désespérées de « créations » de vidéos visant à passer le temps et faire passer celui des autres, à ces articles dénonçant telle situation, telle inégalité, telle inefficacité… quitte à se contredire et à retourner sa veste le lendemain… le lendemain n’existant pas vraiment -ou très théoriquement-.

Il t’a semblé que l’étirement, le remaniement du temps était la porte ouverte à la possibilité de dire et de faire n’importe quoi… comme si tout allait s’effacer de la toile… une forme d’irréalité et d’irréalisme parfois revendiqués, parfois simplement constatés.

Un temps suspendu, coincé entre deux autres, indéfini et brumeux; un mauvais rêve.

Tu ne critiques pas la manière dont chacun s’efforce de vivre -survivre?- et répondre à ce traumatisme actuel, cette onde de choc. 

Tu constates avec recul (et parfois tristesse) le comportement globalement terrorisé et excité des uns et des autres, l’incapacité à rentrer à l’intérieur de soi et à se poser: se poser physiquement, intellectuellement, métaphysiquement.

Ce n’est pas que tu ne vois pas l’injustice des situations, que tu ne constates pas les inégalités criantes entre les individus et les conditions, que tu n’es pas concernée par l’isolement funeste de certains; mais c’est que tu observes dépitée une humanité paniquée par le vide et l’ennui te criant au visage toutes ses années passées d’aveuglement, de paralysie, de frustration et d’addiction.

Confrontée à cette situation inédite, tu éprouves aussi une saturation devant l’absence totale de sérénité et de sagesse, ou à tout le moins d’humilité générale.

Une fois de plus, tu ne juges pas, tu constates. 

Et tu es tourmentée : tu ressens la douleur d’une humanité en laquelle tu crois pourtant mais qui est abattue, ébranlée, blessée dans sa chair, incapable d’exister dans ce flottement inconfortable et assombri.

Si fragile et si vulnérable, elle te montre un autre visage, déformé et discordant, et te renvoie à ta propre incompétence, à ta négligence passée et à tes doutes existentiels.

Tu dois alors faire le mouvement inverse et revenir en toi pour tenter de puiser l’énergie de vivre cette incompréhension, cette instabilité et ton impuissance.

Loin de vouloir t’isoler ou t’apitoyer, tu réalises que tu dois tisser un lien novateur avec le monde, et que le temps actuel, suspendu, incompris, te force à revisiter la nature et la qualité de ce lien.

Tu comprends aussi que la peur est contagieuse et que personne n’est immunisé.

Tu éprouves enfin comme jamais que ton lien insolite et créatif aux autres est agité et fluctuant, comme le temps (et comme ton lien au temps), et qu’il te faut préparer ta re-connexion à cette fraternité inventée; comme il te faut te préparer à entendre de nouvelles voix, d’autres voix, et à t’accorder.

Entrer en soi-même comme entrer dans un livre; retourner à la source, s’en nourrir.

Admettre que se replier sur soi-même ne signifie pas ne plus exister, mais s’instruire et se révéler.

Prendre le temps de ne pas penser, de laisser respirer sa pensée, son imagination, passer le courant d’air vers des sphères mystérieuses.

Faire des pauses. Laisser des blancs. Suivre des lignes de fuite inconnues.

Oublier la peur et l’incertitude de l’avenir. Pratiquer l’ouverture.

Arrêter de focaliser et de faire des prévisions sur ce qui n’existe pas et n’existera peut-être jamais.

Renoncer à l’envie systématique de critiquer et de dénoncer un système qui ne sait même pas lui-même où il va, qui tâtonne dans le noir de l’inconnu et peut-être aussi de la peur.

Suivre sans vouloir contrôler

Ecouter sans déformer.

Et prendre le temps, car c’est bien de cela dont il s’agit; prendre le temps, re-visiter le temps, faire son temps, perdre son temps (et non pas s’ennuyer), se perdre dans le temps, pour mieux se l’approprier et le vivre.

*   *   *

Tu sens combien ton lien au temps est en marche, dynamique et chaotique. 

C’est un bouleversement à la fois personnel et collectif, les deux inter-réagissant: tu es poreuse à la manière dont les autres gèrent leur temps (dans lequel tu t’inclus en tant qu’être social), mais tu possèdes aussi un rapport à ton propre temps interne qui te permet d’appréhender différemment et originalement ton rapport au monde, tout en te connectant aux mondes autres.

Ces deux temps-là, le tien et celui des autres, sont ébranlés dans le chaos actuel qui vous donne à tous l’opportunité de saisir, de sentir et de créer une nouvelle étendue, intime puis collective.

Votre chance est là et elle est double, car le glissement vécu par chacun concerne non seulement le temps, mais aussi l’espace: plus de temps et moins d’espace puisque confinés; un temps à définir et un espace à créer.

Il vous faut donc réinventer simultanément -et sans doute solidairement- votre équation espace/temps.

C’est un mouvement couplé et ambitieux, qui demeure propre et subjectif, un rythme novateur qui mérite introspection plutôt que jugement, observation plutôt que vaines tentatives visant à faire du bruit.

Lorsqu’un homme tombe à la mer et craint la noyade dans les eaux mouvementées et obscures, il a le choix: soit il décide de bouger les bras dans tous les sens, s’énerve pour tenter de sortir la tête de l’eau et finit par s’essouffler, submergé par l’eau sombre comme attiré par ses profondeurs; soit il reste calme, reprend son souffle, et se met sur le dos en attendant de l’aide et en regardant le bleu du ciel.

Le ciel est bleu, regarde-le.

Il permet d’illuminer les ombres et de dessiner le monde de l’après.

* * *

Le monde de l’après (projection)…

Le jour s’est levé sur une ville encore déserte, silencieuse; une ambiance trouble et laiteuse… Tu ne parviens pas à identifier si la brume alentour est au dehors ou à l’intérieur de ton corps. Ton regard hésite…

  • Comment tu fais quand tu descends de chez toi, tu mets ton masque dès la porte d’entrée ?
  • Tu embrasses comment avec un masque ? Tu souris comment ? Comment tu te connectes avec celui ou celle que tu croises ? Tu serres des mains ? Comment enlaces-tu de tes bras ? Comment fais-tu pour rassurer, sans main et sans sourire ?
  • Tu parles comment avec un masque ? Tes mots passent-ils la barrière du masque? Ou bien sont-ils filtrés au passage?
  • Comment distingues-tu les expressions, les non-dits que le visage transmet ? Comment lis-tu sur les lèvres avec un masque ?
  • Et ton fils, le plus jeune, comment l’imagines-tu tomber amoureux pour la première fois avec un masque ?
  • Comment vois-tu le monde à travers un masque ? Tu te démasques comme tu te dénudes ?
  • Qui deviens-tu, caché derrière un masque ?
  • Qui connais-tu, caché derrière un masque ?
  • Qui es-tu vraiment, derrière ton masque ?
  • Vas-tu te cacher derrière ton masque ou au contraire tenter ce que tu n’oses pas lorsque tu n’es pas masqué ?
  • Tu t’imagines créer des rencontres, derrière ton masque ?
  • Ton masque: une nouvelle rencontre virtuelle ? Une nouvelle toile ? Un toi qui n’est pas vraiment toi ? Une distance qui t’isole et te rassure, te protège et te prolonge ?
  • Ta démarche change-t-elle lorsque tu portes un masque? Et lorsque tu croises quelqu’un avec un masque, t’éloignes-tu inconsciemment de lui ?
  • Es-tu plus naturel derrière ton masque ? Oses-tu davantage ?
  • Tes yeux vont-ils s’agrandir, se remplir, communiquer différemment, pour pallier le manque laissé par ton sourire caché ? Vas-tu apprendre à parler et à rire avec les yeux ?
  • Ton imagination va-t-elle en prendre un coup, ou au contraire explorer davantage ?
  • Tes larmes auront-elles un autre sens, une autre forme, une autre couleur ?

* * *

Tu n’es pas prête à sortir ainsi travestie, ne reconnaissant personne ni même toi-même, et te demandant comment, à quelle époque, par quel coup de théâtre ou quel scénario catastrophe audacieux, tu as pénétré vivante dans cette mascarade.

Si le temps du confinement bouge, il te faut beaucoup rêver pour t’imaginer vivre et t’adapter à ce monde-là, ce monde de l’après…

Si le temps confiné bouge, tu es heureuse que son mouvement, discontinu et fractionné, non concerté, nécessite encore quelques aménagements internes. Tu n’es pas prête à sortir et à respirer au grand air…

© Textes et photographies: Lorraine Thiria/All rights reserved

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