Disparitions
En terre cambodgienne dans l’ancien pays khmer, tu expérimentes la puissance de la disparition qui t’absorbera, te submergera et s’amplifiera au fur et à mesure de tes déambulations.
Traversant les temples d’Angkor, de jour comme de nuit, les maisons coloniales abandonnées de Kep, le palais titanesque du Mont Bokor, ou encore les camps de Tuol Sleng, tu ressentiras le même sentiment d’effacement et de perte.
Plus qu’ailleurs, plus que partout ailleurs, tu subiras et tu seras démunie devant le désarroi de la disparition et la douleur de l’oubli.
Emue et troublée par ce constat, tu t’attacheras à transcrire dans tes carnets tous les lieux, les temples, les rues et ruelles, villes et villages traversés pour sceller par écrit le travail de mémoire indispensable à ces espaces chargés d’histoires, désolés et dépeuplés.
Tu associeras ce travail à la beauté des lieux parcourus et à toutes tes impressions.
Ainsi commenceras-tu tes pérégrinations sur la route de Siem Reap en passant par la porte sud du site archéologique d’Angkor Thom, cité royale de l’empire khmer, où la mousse et les lichens vert jaunis pigmentent et envahissent déjà en partie les pierres de latérite rouge et celles de grès des deux rangées de statues de dieux – les Devas – et de démons – les Asuras – bordant l’avenue principale et tirant le corps d’un serpent géant, un Nâga à sept têtes.
Tu déambuleras parmi les temples, tes préférences allant au Ta Nei ou au Preah Khan, mystérieux temples angkoriens de style Bayon de la fin du 12ème siècle, situés à l’est et au nord-est du site, à l’écart des temples les plus connus et les plus gigantesques.
Abandonnée à deux reprises après un âge d’or au cours duquel elle fut capitale de l’Empire Khmer, récupérée au 15ème siècle par des moines bouddhistes puis par les Khmers rouges, Angkor est à nouveau délaissée et désormais soumise aux pluies torrentielles et à la végétation luxuriante.
Les temples en ruines n’étant pas restaurés, les pierres sont envahies par les mousses, les lichens et les racines des vieux fromagers.
Tu arpentes l’enceinte de ces temples-montagnes sans plus distinguer ni pierre ni racine, les racines s’entremêlant aux gopuras, enjambant les pierres, les dégradant et les retenant par la même occasion, au point de n’être plus capable de voir ni de savoir laquelle a l’antériorité sur l’autre, la primauté sur l’autre, l’ascendant sur l’autre, la victoire sur l’autre.
C’est ainsi que tu découvres une nature envahissante et destructrice qui prolifère, profite des absents et reprend ses droits, habite les temples, détourne les pierres, modifie les structures et s’impose dans les fondations.
Tu déambules parmi les éboulements de pierres en brique rouge, la latérite, particularité de l’architecture khmère, dans des galeries et des pièces se succédant en enfilade, au milieu des balustres sculptées désormais à terre, parmi les niches contenant les sculptures d’Apsaras et de Devatas, nymphes et divinités féminines dansantes si gracieuses à jamais en proie à la végétation les attaquant, les piquant de tâches de lichen, et les sublimant parfois.
Les sanctuaires sont, pour certains, cernés de blocs de pierres effondrés désormais ensevelis sous la végétation.
Les racines des banians et fromagers sont si puissantes qu’elles s’imbriquent dans les colonnes, les dévastent, les font vaciller et les déplacent. Devenue véritable matériau du temple, elles s’imposent comme élément de décor à part entière.
Ici, en effet, la nature est structure.
Les arbres naissent, s’accrochent dans l’ossature du temple, entrent par une fissure, ressortent par une autre, puis tendent leurs racines, en partie apparentes, vers le sol.
Les racines tracent leur chemin parmi les pierres, les écartent et les disloquent, les éclatent et les remplacent au point de devenir structure du temple à part entière. Devenu élément d’architecture, l’arbre, dans son péril, en mourant ou en se dégradant, entraîne l’effondrement de l’édifice…
Dans les temples de Ta Prohm et surtout du Beng Mealea, c’est là que la nature sera la plus intrusive, les fromagers entrelaçant les pierres et les avalant même, les engloutissant et recrachant les morceaux ou stigmates non désirés.
Autant la nature t’avait semblé jusque-là intrusive mais élégante (elle prenait sa place), autant tu ne sens que destruction, mort, envahissement puis disparition dans ces derniers temples.
Ici, aucune pierre ne résiste à la force de cette végétation sublime et monstrueuse à la fois, les racines tentaculaires des fromagers s’apparentent à une pieuvre végétale tissant son réseau et détruisant tout sur son passage, créant un nouvel univers en effaçant et broyant le précédent, tel Shiva le destructeur, s’approprient les formes, mêlent les teintes (tel un caméléon, les racines noueuses prennent en effet la teinte des pierres de grès) et s’uniformisent avec les mousses et lichens.
Ici, les arbres gigantesques ont définitivement envahi l’espace et démontré leur supériorité; ils ont gagné la question du temps et ravagé les traces de la main de l’homme…
Ici les vestiges des corps de Nagas, les immenses balustres en ruine et les colonnettes et linteaux en pierres sont l’objet des caprices et de la volonté de la nature.
Ici la lumière du soir révèle plus encore les divinités surgissant des fougères arborescentes, ou les pythons végétaux dévorant leurs proies minérales.
Tu quittes ces temples millénaires – les temples de style pré-angkorien plus anciens encore-, en sachant que tu ne les retrouveras sans doute jamais si la nature suit son chemin non perturbé par une action humaine de sauvegarde, de renaissance ou de restauration…
Tu quittes ces ruines et ces traces somptueuses avec un sentiment d’effacement et une double impression contradictoire : la nature que tu aimes tant peut-elle être à la fois beauté et destruction ? Comment pourrait-elle être effacement de la mémoire, elle qui était là avant les temples et ne fait que reprendre ses droits en se répandant et s’infiltrant partout?
Comment concilier décombres et prolifération, déchéance et expansion, ruines et réincarnation?
Plus tard tu poursuivras ta route en admirant non sans une certaine nostalgie les maisons coloniales de Kep bordant la frontière vietnamienne, avec le même sentiment d’effacement; maisons somptueuses édifiées pour l’élite française et cambodgienne, elles furent abandonnées et en partie détruites dans les années 80 sous la barbarie des khmers rouges et ne furent jamais réhabilitées…
Etrange impression que de traverser de jour cette ville fantôme où vous rentrerez dans ces villas abandonnées comme on entre dans une usine désaffectée, le charme en plus, sous les aboiements de quelques chiens errants, inoffensifs et solitaires.
Ta passion pour les murs vieillis te guidera des heures durant à travers les pièces dévastées, les fenêtres et portes décédées de ces demeures au charme brut et désuet que vous arpenterez dans une ambiance étrange, entre fascination, beauté et tristesse, entre passé révolu et présent gangréné, entre effacement et souvenance.
Oui, tu ressens une grande nostalgie devant la disparition de ces lieux chargés d’histoire et de mémoire, ces palais, temples, demeures intemporelles, figés dans le temps et désormais oubliés.
Tu te souviendras du livre de photographies de Thomas Jorion « Silencio » que tu apprécies tant, notamment la partie sur les Palais oubliés, traces silencieuses de ces lieux sublimes qui ont vécu et que le temps, les évènements (politiques, sociaux, économiques) ont laissé pour compte, décrépis, négligés, ignorés, laissant leurs seules cicatrices indélébiles et leurs plaies suintantes, définitivement ouvertes.
Seule la nature, une fois de plus et cette fois-ci sur des pierres coloniales, reprend ses droits, fissure les murs, enterre les décombres, engloutit les teintes, efface les traces minérales…
Tu te demanderas si, contrairement au site d’Angkor, la nature n’est pas plus en droit de détruire ici les traces d’actes de barbarie et de déportation perpétués dans ces villas….
Tu t’interrogeras sur cet effacement des traces, des vies, comme si la mémoire ne pouvait exister en dehors et ailleurs que dans ces lieux sordides devenus désormais amas de pierres envahis par les mousses.
Et pourtant, tu réaliseras que précisément parce que ces pierres portent la mémoire d’actes de torture, leur existence physique, corporelle, tangible est essentielle comme l’est celle de Tuol Sleng ou « S21 », lycée transformé en camp de détention par les khmers rouges.
Là encore, les pierres vous parlent et leur présence matérielle, charnelle, symbolique permet à la mémoire d’exister et de parcourir les âges…
A Tuol Sleng, devenu musée du génocide à Phnom Penh, les pierres grises et jaunes des bâtiments vieillis témoignent de l’horreur vécue, les carrelages sont encore marqués au fer rouge du sang des victimes, les murs sont ravagés par les décomptes des jours inscrits et les traces de balles, la rouille des ferrailles des sommiers métalliques a la couleur du sang séché. Vous y trouverez aussi les boîtes de munitions transformées en pots de chambre, les photographies des détenus désormais noircies prises à leur arrivée dans le camp, et tout l’arsenal des instruments de torture corrompus…
Le lieu est encore envahi par les fils barbelés, notamment aux étages des différents bâtiments, afin d’éviter que le suicide ne l’emporte sur la torture… Fils barbelés marqueurs photographiques et emblématiques d’un temps de destruction massive, témoins vivants d’un lieu de mémoire et de deuil, de souffrance et de désespoir, tout comme les charniers que vous découvrirez à quelques kilomètres de Phnom Penh à Choeung Ek, aux « killing fields », la pluie faisant ressurgir des ossements de corps torturés et amputés, autres traces, autres vestiges de plus d’un passé pourtant si proche…
La vision de ces corps décharnés et disloqués, à peine enfouis sous la terre et renaissant à la première pluie diluvienne, s’inscrit dans ta mémoire et dans tes os, tout comme l’odeur acre et nauséabonde qui règne sur le camp, mélange des produits chimiques employés pour déverser sur les corps enterrés encore vivants et que la terre restitue.
Ici, en effet, la nature ne ronge pas les pierres mais révèle les os; elle ne détruit pas mais démasque et dénude; elle met la main sur ce qui veut être tu…
Elle plonge dans les entrailles de la terre, de son ADN, au fin fond des mémoires…
Cette vision et cette odeur de la mort demeurent les témoins éphémères de ces atrocités soumises aux altérations du temps et de la nature, et aux disparitions qu’ils engendrent.
Car si ces débris humains subsistent physiquement devant tes yeux, ici et maintenant, ce cimetière finira par disparaître, tu le sais; il te faut donc transcrire encore ce que tu as vu et ressenti dans ce camp de la mort, devant ces corps morts, anonymes, te questionnant aussi sur la nécessité et l’influence de la mémoire collective.
Suivra un autre épisode d’abandon et de désolation, plus actuel et contemporain : vous partirez en scooter, sous une autre pluie torrentielle, découvrir ce que fut l’éphémère casino du Bokor, les vestiges du « Bokor Palace ».
Vieille bâtisse étrange et esseulée, deux fois abandonnée au cours des conflits d’Indochine, comme l’évoque Marguerite Duras dans « Un barrage contre le pacifique », elle fut inaugurée dans un style arts déco dans les années 20 en station d’altitude pour l’élite française, mais ne résistera pas aux intempéries et aux mauvais choix tant financier que géographique.
Passant aux mains des Khmers rouges de Pol Pot puis plus tard d’hommes d’affaires dans le cadre de projets de restaurations faramineux, le palace sera à nouveau abandonné, une troisième fois… laissant une intrigante sensation de fatalité….
Véritable palais oublié, digne d’un film d’horreurs infestés de zombies, vous découvrez un palace vaste et vide, isolé, envahi par l’eau de pluie et la végétation.
L’atmosphère qui s’y dégage est celle du Titanic, les vastes murs rouges et verts craquelés de toutes parts, le béton fissuré, l’eau pénétrant dans cette épave agonisante.
La brume alentour contribue à l’onirisme et à la fascination de ce lieu décadent, la décrépitude des murs amplifie son élégance et sa brutalité aussi.
D’une beauté insoupçonnée, tu traverseras les nombreuses pièces et halls, en perte de repère des impressions intérieures et extérieures, aussi humide que les parois et les sols, et tu constateras que le temps s’est arrêté dans ce lieu délaissé, sublime et décalé.
Tu réaliseras avec effroi que quelles que soient les époques, quels que soient les desseins, quelles que soient les histoires qui s’y sont inscrites, l’abandon transpire par tous les pores de ce palais décharné, les gouttes se mêlent à la pluie et pénètrent les fissures, les écartant davantage encore dans une décrépitude froide.
Rien ne vit, rien ne subsiste dans ce lieu de désolation et d’oubli… le mont Bokor est un mirage, une image, une illusion…vous y avez pénétré dans la brume et vous en repartirez déphasés et cotonneux, ruisselant et grelotant sous la même pluie diluvienne intensifiant plus encore votre sensation d’hallucination.
Ici, il ne s’agit pas de restaurer la mémoire mais de savoir si elle existe et quelle est son ossature, sa texture, quelles sont ses teintes diluées dans l’estampe devenue liquide…
Ici, tu sais que ni la végétation, ni l’eau de pluie, ni la main de l’homme ne redonnera vie, âme et corps à ce lieu, tel est le destin d’une chimère, d’un songe.
Ici, tu comprends par tous les pores de ta peau imbibée, par la sensation de pénétration absolue dans tes os, par la buée enveloppant et opacifiant le paysage que la disparition a débuté, la dissolution et l’effacement aussi, et qu’il est temps pour vous de quitter cet énigmatique mont Bokor inondé.
Tu comprends qu’il est temps de reprendre en scooter les quarante kilomètres de route de montagne, déviés par la puissance des vents contraires et d’affronter encore le froid humide, les ombres insolites et l’épaisseur du brouillard afin de vous exfiltrer de ce gouffre, convaincus d’y avoir rencontré un fantôme…
Vous envahira le sentiment que tous les lieux visités, des palais aux temples aux villas ont pour des raisons distinctes, à des époques singulières, été inhabités, désaffectés, dépeuplés, évacués, laissant le temps et la nature désorganiser la mémoire, la recouvrir et l’enfouir sous des strates aléatoires et hasardeuses, parfois sélectives.
Vous envahiront la solitude de ces lieux et la mélancolie de l’oubli.
Et vous vous interrogerez sur votre rapport aux autres, à ceux qui ont vécu avant vous, aux absents, aux disparus, qui vous hurlent de ne pas sombrer dans l’effacement, l’indifférence ou l’abandon. Vous les accueillerez avec ouverture, émotion et humanité.
Vous relirez ces épisodes à travers tous les temps que vous avez parcourus, des temples pré-angkoriens aux charniers trop récents, et vous vous déciderez à écrire ces mémoires, individuelles et collectives, intemporelles et indélébiles.
Vous repartirez profondément marqués dans vos chairs, avec le sentiment puissant que ces instants de vie, ces histoires inaltérables, universelles, sont déjà inscrites dans vos mémoires cellulaires, héréditaires et ancestrales, évacuant les disparitions et survivant ainsi à l’oubli…
© Textes et photographies: Lorraine Thiria/All rights reserved
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