Ronces

Ronces

Sans préméditation, tu te rends à la projection du film de Joseph Rottner, rencontré par Cy lors de ses cours d’hypnose.

Sans le savoir, tu vois, entends, sens, ressens l’histoire, ou plutôt le « journal » d’un « disparu » (titre du long métrage) ; tu découvres un homme en permanence sur la tangente, la limite, la frontière entre le réel et le rêve, le conscient et l’inconscient, la vie et la mort, le passé et le présent.

Et cet homme, tel un personnage forcené tout droit sorti d’un roman de Camus (comme se plaît à le dire Joseph lui-même) tente, à la limite de l’absurde, de se frayer un passage parmi les ronces, les buissons de ronces, pour retrouver son jardin d’enfance.

Cet homme dont on ne connaît ni l’origine ni l’histoire, ni même la réalité, revient sur les terres de son enfance, les traces de son enfance, de son jardin, et recherche les éléments concrets qui, parmi les ronces, au delà des ronces, lui permettraient de comprendre la part de son rêve d’enfant et celle qui le constitue depuis son départ. Retour aux sources ou nouveau départ. Retour ou renouveau. Retour ou disparition.

Il se bat physiquement (et se blesse) avec les ronces afin de les écarter, et permettre un passage, et son corps écorché ne forme bientôt plus qu’un avec l’étendue agressive des piquants et des branches impénétrables qui l’absorbent sans le délivrer, et le recouvrent sans le rendre.

Il tente malgré tout de libérer une ouverture, une voie, une trouée parmi cette nature envahissante qui l’angoisse et l’agresse car elle s’est placée avec le temps (tout aussi impénétrable) en travers de sa route, en travers du jardin défiguré, abimé, oublié, abandonné. 

Elle représente métaphysiquement l’obstacle, l’agresseur, l’adversaire, celui qu’il faut affronter (mais aussi se lier) pour retrouver le jardin, l’enfance, la source.

Et si le jardin n’avait jamais existé ? Et si les absents rencontrés n’étaient que des spectres ? Et si Ulysse était absent à lui-même ? S’il venait, par ce voyage, ce retour, se confronter à lui-même et à ses démons, à ce (ceux ?) qu’il n’a pu sauver ?

Si l’espace est trouble, sans cesse agressé par les ronces omniprésentes, le temps est quant à lui suspendu et sans repère : les couleurs, les lumières, l’apparition d’âmes errantes ou de personnages bien réels ne sont jamais des indices de temps: volontairement floue, filtrée, la photographie est elle-même une perte dans le temps de la narration et accentue la question sous-jacente du rapport entre le rêve et la réalité.

Perte du temps, et perte de l’espace, tel est le sentiment sans cesse revisité dans le film.

Le thème de l’abandon (recherche d’un jardin qui n’existe peut être pas en réalité mais qui constitue un retour aux sources indispensable pour se connaître et grandir, et accepter l’abandon initial) est intimement lié à celui de la séparation.

La séparation, la différence découlent du temps et de l’espace (séparés de nos ancêtres par le temps, et de notre génération par l’espace) ; nous devons donc accepter d’être séparé, unique, et avancer parmi les ronces qui obstruent notre vie. 

Et c’est d’ailleurs parce que cette séparation existe que nous pouvons revenir aux sources : Ulysse nous invite à la séparation, nous y initie ; il nous propose un accès à nos limites, (une acceptation de celles-ci ?) afin de pouvoir revenir, et commencer le voyage.

En plus d’être séparé, nous devons accepter d’être limité.

Et cette limitation est mise en exergue par le spectre des couleurs que nous voyons, ou que nous croyons voir (les couleurs rendant les choses visibles) ; mais que voit Ulysse exactement ? et que voyons-nous par le filtre du regard d’Ulysse ?

Sa perception n’est qu’une représentation de son esprit, mais celui-ci ne lui joue-t-il pas des tours, au détour de sa quête ?

Ainsi, sa perception serait une limite pour trouver l’essence et le sens de son voyage, de son retour, de sa recherche du jardin perdu.

Sa quête serait initiatique.

Séparés, limités, le film nous suggère (car il n’est que suggestion) que nous sommes cependant tous interconnectés : les âmes passent de corps en corps et se fondent ou se coulent, telle la cire, dans les différentes enveloppes corporelles qui ne constituent que des passages.

Bien que temporellement et spatialement séparés, les hommes et les femmes de la projection sont tous unis par un lien invisible et puissamment ressenti, spectres, absents, êtres, errants.

Il existe un mouvement, un flux, une onde, un cordon, une substance, entre les individus. La nature, omniprésente, ne serait pas alors l’agresseur mais ce lieu de transformations infinies de la vie, de cycles, de mémoires cellulaires qui nous relient aux morts et aux vivants.

Ulysse, enfin, serait le gardien du passage créé en libérant les ronces : il serait aussi le passeur, celui qui, par son geste, nous montre le chemin, nous initie, nous révèle à nous-mêmes car nous pouvons tous, malgré les ronces, revisiter l’espace et le temps de notre enfance pour nous affranchir et oser devenir adulte. 

Nous pouvons nous aussi dénouer puis lier un espace et un corps, puiser dans l’un et dans l’autre, et construire nos fondations, notre ossature, notre espace de sécurité intérieure.

© Textes et photographies : Lorraine Thiria/All rights reserved

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