Coeur de verre

Coeur de verre

Tu t’es rendue à la projection du documentaire « Heart of glass » sur la vie de Jérémy Maxwell Wintrebert, souffleur de verre, artiste et artisan à la personnalité complexe, dense, fragile et forte, sombre et lumineuse à la fois.

Après cette projection, tu comprends d’emblée comment cet homme – et pas seulement l’artiste- a pu émouvoir aussi Cy, lui qui est naturellement si curieux, tourné vers les autres, en empathie avec -voire en quête de- leurs blessures personnelles et intimes.

Cet artiste t’émeut dans sa recherche de lui-même: de son art et du processus de création, mais aussi de sa compréhension de son être, pour grandir et évoluer, non pas tourner le dos à son passé dramatique mais pour l’intégrer à sa vie d’homme et d’artiste ; pour sublimer toutes ses douleurs, tous ses traumatismes de l’enfance et de l’adolescence et les transformer en art.

Effacé et pudique face à la caméra, il raconte ses blessures d’enfance, du suicide de sa mère à l’accident cérébral puis la mort de son père, le déracinement, l’arrachement à la terre et l’abandon physique et psychologique qu’il a vécu.

Il évoque également d’autres blessures physiques, sur son propre corps cette fois-ci, toutes associées à son rapport au verre, qu’elles résultent d’un accident ménager ou d’un accident de voiture, ou encore d’un cancer plus récent.

Lorsque vous discutez avec lui après la projection, il explique que le verre a toujours été présent dans sa vie : comme élément dangereux et tranchant, blessant et, dès lors comme matière à transformer et maîtriser, mais aussi comme passion (tu penseras comme pansement) ; tu découvriras que son rapport à la matière, bien que non traitée par le documentaire, permet de comprendre ce lien si physique qu’il entretient avec elle.

Le verre, matière naturelle minérale née du sable, est chauffé, liquéfié, pigmenté, transformé, manipulé, tourné, soufflé, retourné, refroidi, taillé, coupé re-tranformé, solidifié pour être éventuellement cassé et divisé en morceaux, décomposé…

Par les états et éléments présents qu’il décline tous (liquide et solide: l’eau, le feu, la terre (le sable), le vent (le souffle)), l’énergie qu’il requiert (force physique, chaleur, froid), les blessures qu’il impose (brûlures, fatigue, écorchures), le verre exige passion, concentration, intensité et osmose du rapport au corps. Il va même jusqu’à exiger fusion avec le corps de son créateur.

C’est ce que décrit le souffleur lorsqu’il évoque avec émotion le processus de création, telle une chorégraphie parfaitement orchestrée : la rapidité et la précision des gestes, l’harmonie du travail d’équipes, l’enchainement exigeant des différentes étapes de fabrication, le rapport physique à la perche vue comme prolongement du bras (cette fabrication contrastant avec le temps de réflexion nécessaire au processus initial de création lui-même) ; comme lorsqu’il décrit l’excitation de la création, de l’évacuation (l’accouchement?) de l’objet artistique par le créateur faisant de ce dernier un simple passeur de sa création devenue autonome, puis la phase de vide et de dépression post-création.

Son rapport à ses nuages de verre (dont il dit avoir été inspiré en observant les nuages, étant enfant) est définitivement physique et la séparation forcée opérée après l’acte de créer le plonge dans un état sombre nécessitant souvent qu’il enveloppe ses créations et les déballe chez lui afin de les contempler, les toucher, les observer à nouveau sous toutes leurs coutures, leurs couleurs, comme on se surprend à observer un nouveau né que l’on découvre.

Car il entretient avec ses créations un rapport charnel et douloureux à la fois : ses nuages, sublimes, uniques, fragiles sont le reflet de leur auteur. Sombre et ayant à de nombreuses reprises toucher le fond, Jérémy a su puiser dans le verre, tel un miroir, la chaleur nécessaire à la vie, la lumière, et aussi la fragilité et l’éphémérité de celle-ci. 

Et c’est ce reflet permanent, passionnel, cet engagement sans cesse renouvelé, ce lien inouï à la matière (aux matières) du verre qui lui a permis de se chercher, de se trouver, de se comprendre, de dépasser ses limites, de sentir son corps et de se sentir vivant.

La transformation du verre l’a transformé. La chaleur du four l’a brûlé, la manipulation du verre l’a blessé, coupé, entaillé, la difficulté physique de la réalisation l’a épuisé, les épreuves l’ont ravagé mais le verre lui a donné l’énergie de recommencer sans cesse le mouvement, repartir encore, se relever toujours.

Ecole de la douleur et du labeur, le travail du verre est aussi laboratoire de recherche personnelle, de connaissance de soi et de ses limites. Il mêle subtilement savoir faire et création en abolissant toute opposition formelle entre art et artisanat, entre vie professionnelle et vie privée, capacités physiques et psychologiques, actions et réflexions.

Son ennemi, nous dit-il, n’est pas la drogue, ni l’alcool qu’il a sur-consommés, la dépression qu’il a traversée, ou la maladie qu’il a combattue, son ennemi c’est lui-même, son double nocif ; ce double qui le tire vers le fond, le renvoie dans le passé, le réveille la nuit avec les images des traumatismes de son enfance, ce double qui lui crie d’arrêter tout, de sombrer, de fermer les yeux pour oublier et cesser de vivre pour apaiser sa douleur;  c’est ce double qui lui rappelle sans cesse le mensonge ayant entouré le suicide de sa mère et l’irréalité dans laquelle il a vécu avant de découvrir la lettre laissée par celle-ci qu’il s’est fait tatouer sur son propre corps de façon indélébile pour ne pas oublier ; c’est ce double dont il doit briser le reflet dans le verre qu’il travaille, qu’il doit ensevelir sous le sable, brûler dans le four, noyer dans le verre liquide, dans l’eau froide, qu’il doit couper aux tenailles et détacher avant solidification pour éviter qu’il ne se fortifie et envahisse tout l’espace. 

Et seule sa maîtrise du verre, affinée chaque jour davantage lui permet de s’affranchir de ses souffrances passées, de tuer peu à peu son double toxique, de se transformer concomitamment avec le verre pour passer d’un état (d’âme, de matière) à l’autre, d’un monde à l’autre, d’une étape de vie à l’autre, de manière inéluctable et définitive. Cette transformation seule permet de sentir l’énergie vitale, le sentiment d’être vivant, d’aimer et de ressentir l’amour ; non pas d’oublier le passé mais de le transformer en futur, toujours plus confiant et apaisé.

Mais toujours fragile.

Et c’est cette fragilité permanente et palpable qui fait de cet artiste un être si entier, si complexe et si émouvant, comme est poignant ce lien viscéral et charnel qu’il tisse avec la matière qu’il transforme pour mieux se révéler à lui-même ; pour donner enfin un sens à son art, un sens à la beauté, un sens à la vie ; pour vivre et non plus seulement survivre.

Photographies ci-dessus mentionnées : Mario Giacomelli et Sebastiao Salgado, Peinture : Elena Vieira da Silva

© Textes et autres photographies: Lorraine Thiria/All rights reserved

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