Pères
Après un long week-end passé en présence de ton père et de ton beau-père réunis fortuitement pour la fête des pères, la semaine a commencé avec le film « The Father » de Florian Zeller, merveilleusement interprété par Anthony Hopkins, pour se poursuivre, le soir suivant, par la pièce « Ton père » écrite par Christophe Honoré et mise en scène par Thomas Quillardet.
Il est des semaines paires et paternelles à la fois …
Le père, The Father, est celui sur lequel porte ton désir d’écriture, tant le scénario et la réalisation t’ont séduite et émue.
Ce père perdu, ce père en perte de repères.
Ce père qui lutte pour ramasser les morceaux de sa mémoire éparpillée, les fragments incomplets et toujours trompeurs de ses souvenirs.
Ce père victime d’Alzheimer, dans les méandres de ses réminiscences.
Ce père prisonnier d’un temps indéfini et trouble qu’il ne parvient plus à identifier, toujours en quête de sa montre, seul objet symbolique et concret lui donnant l’espoir de se fixer un repère illusoire.
Ce père prisonnier d’un espace qu’il ne parvient plus à discerner, les murs de son appartement se mêlant subtilement à ceux de celui de sa fille et ceux de son Ehpad.
Ce père conscient et inconscient à la fois, selon les heures et les jours qui défilent sans mesure (si ce n’est celle de la musique qu’il écoute dans sa bulle), sans bordure (si ce n’est celle des vêtements qu’il porte), à la recherche d’une lueur ou d’une reconnaissance dans le regard des autres.
Comment filmer la disparition ? Non pas la perte du langage mais la confusion des mots et des images, le chaos des souvenirs disloqués ?
Comment démêler présent et passé, visages familiers ou non (et qui est famille ?), réalité et souvenirs inventés, reconstitués ?
Quelle est cette frontière poreuse entre réel et irréalité ?
Qu’est-ce qui subsiste de nous lorsque la mémoire se disloque et s’efface ?
Comment se fixer dans un présent qui n’est déjà que le passé tronqué de fragments évanescents et incertains ?
Ton propos se situe sciemment du côté du père, et non de celui de la fille ébranlée de lire dans les yeux de son père le vide envahir tout l’espace.
Tu prends le parti, comme le réalisateur, de tenter de voir à l’intérieur de la vision du père, c’est-à-dire au coeur de la confusion, dans les profondeurs de la perte.
Car cette perte du temps, de l’espace (pas encore de la mémoire), tu la connais et tu la redoutes parfois.
Tu as récemment écrit un texte au sujet de tes rêves et de ta brume matinale, celle qui t’enveloppe au réveil, celle qui ouvre un passage vers les souvenirs de ta nuit, mais aussi vers la créativité et vers l’écriture.
Tu sais qu’il existe une irréalité (certes limitée) qui réside en toi à la sortie de la nuit et que tu tentes de façonner peu à peu.
Avec les années, tu as compris que ce trouble était fécond, étrange, indispensable même.Tu as admis qu’il te définisse.
Aussi, peux-tu aisément plonger dans l’esprit de ce père malade, dans les affres des désordres qui s’emparent de lui alors qu’il tente désespérément d’assembler les parcelles éparpillées de sa mémoire.
Comprends-tu aussi l’angoisse qui le saisit quand la confusion devient incontrôlable et inépuisable.
Comprends-tu son égarement quand la porte de la réalité reste fermée ou grince sans réussir à se réouvrir définitivement.
Ce bouleversement de la temporalité te parle, toi qui as longtemps vécu dans le passé sans saisir ton présent et en redoutant ton futur.
Récemment, tu as expérimenté et compris le dysfonctionnement qui avait été le tien, dicté par la peur et l’incapacité à avancer. Tu as saisi que tes souvenirs constituaient ta richesse et que toute cette mémoire, entière et avérée, incarnait ta force, personnifiait tes failles aussi.
Sa connaissance et sa compréhension te permettent d’agir, de te situer aux autres, et de t’aimer.
Mais que demeure-t-il lorsque le désir – d’agir, d’interagir, d’aimer- disparaît avec les bribes d’une mémoire fragmentée ?
Ce bouleversement de la spatialité te touche également, toi qui connais à intervalles irréguliers la peur du vide et le sentiment de vertige.
Tu subis en effet une perte de repères spatiaux incontrôlée te désorientant et créant une impression de chute ininterrompue.
Tu luttes depuis plusieurs années contre une impression étrange et toujours inattendue de confusion.
Dans certaines situations liées à la hauteur (toute subjective !), tu es victime de crises de panique caractérisées par une transpiration intense mêlée à un refroidissement de tes fonctions vitales, un souffle court, des yeux embrumés, un champ de vision déformé et flou, des jambes devenant incapables de te soutenir, perdues entre une impression de liquidité et de lourdeur simultanée.
Une violente envie s’empare de toi de venir t’écraser contre le sol ou de sauter dans le vide pour mettre un terme à ce désordre insoutenable, incompréhensible et vertigineux.
Lors de ces épisodes, tu ne perçois plus les sons, tu ne reconnais plus les visages alentours. Mais le toucher d’une main familière, un simple geste tendre permettent parfois d’accompagner ton trouble, à défaut de l’apaiser.
Lorsque tu analyses ta crise une fois celle-ci passée (et dépassée), tu es capable de mettre des mots sur tes impressions et sur ces instants d’indistinction intense qui te déstabilisent.
Ton cerveau comprend le mécanisme et revient à la normale. Le malaise s’estompe puis s’efface, tu as souvenir de la crise et tu tentes d’apprivoiser ta peur du vide.
Avec le temps, tu as mis au point ce que tu nommes ton « plan B ».
Ainsi, ton esprit conscient a établi un protocole te permettant, au cas où la crise se déclencherait, de savoir la gérer par la possibilité de sortir, de quitter l’espace supposé dangereux. Le simple fait de savoir qu’il existe une sortie de secours, ce fameux plan B, accélère l’anéantissement de la crise et ta respiration reprend son cours.
Toi, tu es consciente du processus de perte et de ré-appropriation des repères spatiaux…
Mais le père, lui, n’en a plus conscience…
Que demeure-t-il en effet lorsque la désorientation est permanente ?
Comment accorder les pièces manquantes du puzzle lorsqu’on ne sait plus qu’elles manquent ? Lorsqu’on a oublié jusqu’à l’oubli ?
Comment se définit-on dans l’amnésie, dans l’absence, dans la mémoire défaillante ?
Notre identité subsiste-t-elle ou ses fondations trop fragiles sont-elles anéanties jour après jour ?
Notre rapport aux autres est-il déconstruit ? Persiste-t-il un lien sensible, perceptible ?
L’imagination, la libération du carcan de la réflexion sont-elles une aide ou un leurre ?
Comment trouver et donner du sens à ce labyrinthe d’impressions diffuses, désormais trop brouillées pour se nommer souvenirs ?
Que nous transmet ce père vulnérable et impuissant ?
Livre-t-il un message sur sa peur de l’inconnu, sur son sentiment désespéré d’abandon?
Se libère-t-il des convenances et des barrières sociales pour laisser paraître, sous l’effacement de la mémoire, son moi profond et ses blessures intimes ?
Prononce-t-il des mots inavoués ? A travers son champ de vision rétréci, mais affranchi du joug de son esprit raisonné, nous invite-t-il à une autre forme de langage et de vérité ?
Cette fragilité touchante, terrifiante, effraie autant qu’elle interroge et apaise.
Notre humanité survit à l’absence de sens, à l’absence de conscience.
La communication se poursuit, elle se transforme.
La répétition de l’oubli, dérangeante, handicapante, est aussi un vecteur, une manière de créer en permanence un lien nouveau, sans temporalité, perdu dans l’instant, et sans spatialité, perdu dans un lieu toujours inconnu, en rémanente réinvention.
Comme si les sensations s’épanouissaient autrement.
Comme si les sens créaient une autre réalité.
Comme si les gestes cheminaient librement en terres inconnues demeurant inconnues vers lesquelles le père se perd chaque jour davantage, sans retour.
Comme si l’oubli questionnait puissamment notre relation aux autres, aux présents et absents…
Comme si l’effacement transformait le lien, composait d’autres images, impermanentes et instables, finalement dans l’ère du temps.
Comme si l’oubli ouvrait les portes d’une autre dimension par laquelle s’aventurerait une forme de transmission du père.
© Textes et photographies: Lorraine Thiria/All rights reserved
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