Voyage du langage
Vous venez de suivre trois soirées consacrées à la nouvelle pièce labyrinthique de Julien Gosselin, l’adaptation de trois romans de Don DeLillo (les Joueurs, Mao II -référence aux séries d’Andy Warhol- et les Noms), romans sans lien entre eux si ce n’est la violence et le langage.
Tu as baigné dans l’univers désaxé de Gosselin, tous tes sens à la fois absorbés et mis à mal, sollicités et perdus, dans une confusion harmonieuse et étrange.
Tu t’es laissée guider -ou plutôt te perdre, et tu l’as accepté d’emblée- par ces vagues inconscientes et morcelées, dans ces paysages oniriques et multiples, et tu as vu, senti (par tous tes sens), entendu, écouté, goûté, et transpiré avec les comédiens quasi messianiques, tu as vécu avec eux leur transe, leur chaos, leur crise, et leur perte, tu es entrée en état hypnotique rendu accessible par les sons, les couleurs et les rythmes mêlés.
Du noir et blanc projeté sur le grand écran, à la couleur orangée des lampes en avant scène ou des rideaux translucides, du blanc de la robe de mariée de la femme kidnappée par une secte délirant devant un micro à pied au noir obscur du paysage criblé de mots tapés en live sur la détention et la torture d’un poète enlevé, oui, tu t’es perdue dans ce labyrinthe de sensations, de perceptions et de mots, et ton rapport au temps, à l’espace, comme aux images et au langage, s’en est trouvé décalé.
Le langage et le corps, sujets fascinants et récurrents de Gosselin, tu les as ressentis au plus profond, dans cette introspection qu’il oblige, avec une certaine violence et dans le même temps une certaine liberté : y aller ou non relève de ton libre arbitre, mais un libre arbitre choisi par ton corps avant d’être décidé par ton esprit.
Dérangeante mais subtile, déséquilibrante mais puissante expérience théâtrale.
La scène finale du volet 3 de la pièce intitulée « les Noms » reste le climax de ce duo langage/corps et de la transe qu’il engendre dès lors que, pour reprendre l’expression d’un des comédiens, « tu laisses ton cerveau de côté ».
Les comédiens sont tous sur scène, face au public, pieds nus, et parlent tous une langue différente, incompréhensible, incomprise; progressivement ils se meuvent tous dans des directions distinctes et des mouvements libres, improvisés, tous invisibles les uns aux yeux des autres, tous seuls, tous et pourtant seuls, incompris, illisibles, dans une solitude extrême : si le corps et le langage ne communiquent pas, ne communient pas avec celui des autres, quel est le sens?
Les corps sont libres mais enfermés à l’intérieur d’eux-mêmes ; les mots sont libres mais ne passent pas la frontière du sens.
Gosselin pousse ce duo corps/langage à l’extrême en filmant en live des soirées d’hommes d’affaires et de femmes esseulées, entre deux pays, entre deux avions, entre quatre murs, parlant tous cinq ou six langues (la question cyclique entre eux étant : « combien de langues parles-tu? ») et pourtant incapables de communiquer, ni avec le langage, ni avec leur corps, dans une solitude incommensurable.
Les couples se trompent, les couples se déchirent, se disputent; ils parlent tous de villes qu’ils habitent sans connaître, de personnes qu’ils côtoient sans comprendre; ils monologuent, ils parlent fort, ils parlent tous des langues étrangères aux autres ; les corps se meuvent dans l’espace avec violence, qu’elle soit visuelle (bain de sang, crachas, corps à corps de coups, attaques terroristes), auditive (scandée par des mots lus ou prononcés, en live ou portés à l’écran, pulsée par une musique techno hypnotique), ou encore olfactive (omniprésence de la fumée des cigarettes, des bougies, des fumigènes).
L’ambiance baigne de mots et pourtant ils ne sont pas audibles, et Gosselin pousse le paradoxe à l’extrême : plus l’affrontement des corps est intense, plus l’air est chargé de mots, moins la communication est accessible. Comme il fera dire à l’un de ses comédiens: « le sacrifice, c’est le langage ».
Handicapés des sensations, ces hommes et ces femmes se croisent, se toisent, s’étonnent de ne pas « encore avoir visité le Parthénon » alors qu’ils vivent -provisoirement- à Athènes et qu’il est sous leurs yeux, à mille lieux de comprendre que « l’Acropole n’est pas à étudier mais à ressentir ».
Le dernier volet de la trilogie, le plus intense, est rythmé par l’omniprésence du langage (corps et mots) ; « l’air est rempli de mots, de perceptions, d’images, de sons, de souvenirs aussi, parfois les nôtres et parfois d’autres ». Mouvement perpétuel et fascinant, à la fois sublime et effrayant, intime et collectif, métaphore du théâtre et de la vie.
La peur envahit elle aussi l’air ambiant: car plus le langage est incompris (l’air est saturé de mots mais cela ne suffit pas à créer du mouvement ou de la relation), plus le contact est perdu, plus l’ombre de la peur règne.
Le « décompte » n’est plus qu’une question de temps, mais aussi d’espace, cet espace débordant de mots et d’images et pourtant désespérément vide.
Lorsqu’une femme photographe avoue à un homme, sujet photographié, qu’elle a toujours pensé qu’elle ne durerait pas, il lui répond que « la peur a son ombre ».
Lorsqu’une autre femme se confie à un autre homme, usant de mots poignants et intimes, elle ratifie : « je dramatise pour rester vivante ».
Les mots sont-ils suffisants pour rester vivants ? Les images et les sons suffisent-ils à les réanimer, à recréer du sens et du liant entre les individus, dans la vacuité de leur existence ?
Le voyage du langage est-il vain ? Peut-il se poursuivre ou s’imposer dans l’univers de violence toujours plus accrue ? Le voyage est-il le vecteur ? Le langage survivra-t-il à la violence ?
Peinture: Pierre Soulages, Gravure: Sabine Salgues
© Textes et photographies: Lorraine Thiria/All rights reserved
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