Miss Jeanne-Claude
De Christo, tu connaissais l’homme, l’artiste, et le couple qu’il formait avec Jeanne-Claude. Tu connaissais leur vie commune, leurs projets communs, souvent de grande envergure. Lors de ta visite de l’exposition « Christo et Jeanne-Claude, Paris! », tu découvres leur histoire, sa genèse, ses batailles et la force de Jeanne-Claude pour choisir et imposer le choix de Christo à sa famille.
Car oui, elle le choisit, lui, l’immigré bulgare, artiste, pauvre, au détriment d’un militaire, d’un polytechnicien (son père est général, directeur de l’Ecole Polytechnique), ou d’un aristocrate ; elle le choisit en rejet complet de l’éducation conventionnelle reçue et de la vie imaginée pour elle par ses parents.
Le documentaire que tu visionnes, réalisés en 1990 par les frères Maysles (« Christo in Paris ») met l’accent sur la biographie de ce couple d’artistes exceptionnels et novateurs, et en particulier sur leurs origines et leur milieu.
Bien que nés le même jour (il semblerait à la même heure), tout les oppose.
Jeanne-Claude s’est mariée quelques semaines avant leur rencontre pour échapper aux mondanités tout en se conformant aux règles morales de sa famille (elle restera mariée trois semaines ! ), elle est extrêmement riche, nombreux sont ses prétendants… Christo s’est enfui de Sofia pour Vienne, puis s’installe à Paris ; il est seul, sans ressource, et côtoie le groupe des néo-réalistes.
Plus que leur relation qui te semble d’une grande harmonie, complicité et complémentarité depuis l’origine, aussi bien sur le plan artistique que sur le plan personnel et intime, c’est la relation de Jeanne-Claude avec sa mère qui te questionne et t’interpelle.
Notamment, tu gardes en mémoire une scène du documentaire, particulièrement éloquente : le couple déjeune au restaurant, entourés d’artistes et de journalistes, fêtant le succès de l’installation d’empaquetage du Pont-Neuf en 1985. Jeanne-Claude vient de répondre à un journaliste sur les difficultés qu’elle a vécues à l’origine lorsqu’elle a évoqué son amour pour Christo et a reçu l’incompréhension et subi les foudres de sa mère (dénommée Précilda ! ).
Puis Précilda elle-même entre dans le restaurant et vient s’asseoir entre Jeanne-Claude et Christo. Il lui est demandé de décrire les prémices du couple… Celle-ci, tout en convenances et en effusion, raconte une histoire, son histoire, ou plus exactement sa réécriture de l’histoire… Elle omet le mépris qu’elle avait pour son gendre, petit portraitiste sans le sou à qui elle a rendu service en l’invitant à réaliser un tableau de sa famille, elle omet les menaces d’expulsion de sa fille si elle continuait à le fréquenter, elle omet les difficultés et les barrières qu’elle a sciemment mises pour briser le couple malgré leur enfant commun. Elle raconte une nouvelle histoire, plus favorable, plus supportable, plus convenable, à l’aune des projecteurs désormais braqués sur Christo devenu célèbre….
Sa verve, son sourire, son visage artificieux transpirent par tous ses pores, hypocrisie qui atteint son paroxysme lorsque un journaliste lui demande si elle a toujours cru en leur histoire et qu’elle botte en touche en répondant que le couple lui aurait « donné quelques difficultés » à un certain moment, mais que « tout est oublié ! »…. Désormais, elle se désigne comme la belle-mère de cet artiste hors pair et n’hésite pas à le clamer à qui veut l’entendre…
Cette relation mère/fille t’émeut au plus haut point, tout comme cette manière d’attirer l’attention en monopolisant la parole, de tisser une réalité parallèle, inexacte, de raconter subjectivement une histoire en oubliant l’essentiel, de faire appel à une mémoire sélective arrangeante…
Tu repères aussi ce retrait de Jeanne-Claude, ce respect pour une mère injuste, hautaine, fidèle à ses seuls repères conventionnels…
Tu discernes ce contraste entre une fille qui a fait le deuil d’une mère compréhensive, et une mère autocentrée qui ne voit pas sa fille, concentrée sur sa seule verve méprisante.
Cette scène, tu pourrais (ou tu devrais) la visionner des dizaines de fois, tu pourrais la décortiquer, encore et encore : elle est gravée dans ta mémoire car elle te parle profondément, viscéralement.
Tu pourrais même la visionner sans parole ni sous-titre : la manière dont la mère vient s’asseoir à table et regarde de biais les journalistes, la manière dont Jeanne-Claude lui cède sa chaise pour qu’elle soit mieux placée, la manière dont Précilda sourit – souvent jaune -, s’adresse aux journalistes sans jamais regarder sa fille, tandis que celle-ci au contraire tourne souvent son regard vers elle, leur langage corporel à toutes les deux … tout est là.
« Nous nous trouvons d’abord, disent les psychologues, dans les yeux de la mère. Et si la mère regarde ailleurs, eh bien, l’enfant fera de son mieux pour être Ailleurs » écrivait si justement Nancy Huston.
Tu repenses aussi à la conclusion écrite par Vanessa Springora dans son roman « Consentement » dans lequel elle exposait, suite aux violences subies par Gabriel Matzneff, qu’il lui avait fallu des années avant de se détacher de son passé, d’avancer et de faire confiance à un homme.
Bien que le contexte soit radicalement différent, il en est de même pour Jeanne-Claude.
Tu extrapoles peut-être mais tu le sens : tu ressens les scènes tragiques qu’elle a vécues avec sa mère, avec son milieu sclérosé, ses conventions enfermantes ; tu ressens les combats qu’elle a menés pour divorcer, vivre avec un artiste sans argent, sans relation, sans pouvoir, pour assumer son choix et l’imposer, quitte à perdre sa place, ses avantages, sa famille et le luxe qui l’accompagne.
Tu repenses à ta relation avec ta propre mère : combien de tentatives as-tu initiées pour être regardée, tout simplement, pour la petite fille puis l’adolescente que tu étais?
Dès que tu as tenté de t’exprimer, tu as été exclue, tu as perdu ta place dans le cercle familial.
Puis tu t’es calmée (en réalité tu as répondu à nouveau aux normes pour retrouver ta place), tu es revenue, tu as tenté, tu n’as pas su dire non, à nouveau. Tu as craint une nouvelle exclusion, plus profonde, plus longue, alors tu n’as pas osé… et tu t’es conformée, un temps, trop long, longtemps.
Il t’as fallu, contrairement à Jeanne-Claude, et plutôt comme Vanessa, plusieurs décennies avant d’être toi-même, de changer de métier, de divorcer, et d’oser dire à ta mère qui tu étais vraiment.
Et lorsque tu t’es exprimée, tu as été considérée comme une rebelle et une adolescente écervelée : tu faisais une crise, parait-il, tardive, semblait-il, mais tu n’as pas été entendue.
Puis tu as travaillé en psychothérapie, en lecture et recherche, plus encore qu’auparavant, et tu as accepté (ou tu commences à accepter) que tu ne serais jamais vue, ni entendue, ni même respectée pour qui tu es authentiquement.
Tu as pris conscience que tu parles dans le vide, tu es une extra-terrestre aux yeux de ta propre mère.
Tu n’as rien à vendre, rien à promettre, aucune garantie à donner ; ton conjoint n’est pas connu, il n’a pas de nom, pas d’argent ; en apparence, il est respecté, les règles de bienséance sont observées. Mais il ne faut pas demander davantage.
Tu as quitté un homme sans nom mais gavé d’argent et de pouvoir ; ta soeur a quitté un homme avec un nom mais sans argent : votre mère est profondément désespérée et tente de sauver les apparences. Elle travaille ses alibis, écrit ses scénari pour plaider sa cause devant ses amies de bridge principalement logées dans le 6ème arrondissement ! Elle souffre trop pour vous parler, pour t’écouter à tout le moins, à défaut de te comprendre…
Tu revois la posture de Jeanne-Claude et le détachement qu’elle affirme vis-à-vis de sa mère, sa force de caractère et de travail pour vivre cet éloignement nécessaire car vital pour être en paix.
Cette posture t’intéresse car elle te signifie que ce détachement est possible, que les années peuvent être bénéfiques, qu’il n’est peut-être plus question de prouver mais simplement d’être et de vivre, même – et surtout ! – sans être vue ni comprise…
Elle te donne l’espoir, l’élan, l’énergie pour ne plus affronter mais oser dire et redire à ta mère qui tu es véritablement, et prendre le risque, accepter que cela ne serve à rien, qu’il s’agisse d’une aporie, d’une chimère, d’une frontière hermétique… car tu le sais bien : tu ne seras jamais conforme à la petite fille dont elle avait rêvée.
Tu repenses à la pièce magnifique de Jean-Luc Lagarce : « Juste la fin du monde » et à ce fils, Louis, qui vient annoncer à sa mère (et à sa fratrie) sa mort prochaine et qui repart sans avoir rien dit, dépité bien qu’habitué à l’absence de cette mère qui s’agite et broie du vide avec force et désespoir pour ne jamais se retrouver dans une situation vraie ni prendre le risque d’écouter son fils.
Louis, ce personnage de théâtre et de cinéma aussi grâce à Xavier Dolan, Louis, ce marcheur entêté, cet être en mouvement tellement émouvant, confronté à une impasse, l’impasse tragique d’être de retour dans une famille à laquelle il n’appartient plus.
Louis cet insoumis, fils d’une famille qu’il a quittée par instinct de survie mais dont il ne s’émancipe pas complètement, en quête de reconnaissance, ne serait-ce qu’à demi… et alors que la vie s’écoule et va s’achever pour lui.
La question de la reconnaissance par la famille, le clan, est au coeur du débat, celui de Louis et celui de Jeanne-Claude, qui tout deux, dans des lieux et dans des temps distincts, et pour des raisons divergentes, décideront de s’affranchir de ce carcan, d’accepter l’absence de place, de renoncer à être entendu, à dire qui ils sont.
Jeanne-Claude a choisi de vivre avec un artiste, l’homme qu’elle aimait, loin des convenances familiales et des projections que ses parents avaient faites pour elle.
Louis a décidé de vivre sa vie homosexuelle loin de sa famille, de ne pas annoncer son sida, ni sa mort prochaine.
Toi, tu décides de prendre ta place, celle que tu choisis, celle que t’offre et que tu offres à l’homme qui partage ta vie, celui qui comprend et partage tes doutes, tes joies, ta sensibilité, celui qui te prend la main sans jugement sur le chemin que vous tramez ensemble au coeur de votre espace, confiant, ouvert et fluctuant.
Tu tisses les fils de ta vie tel que tu le ressens sans préjugés ni conventions, hors des cadres et des clichés, des convenances et des codes, et tu t’affranchis peu à peu de la reconnaissance maternelle que tu n’obtiendras pas.
Tu t’en libères non pas dans la douleur, en croyance d’une unique responsabilité maternelle, mais dans la douceur, consciente de l’acceptation que tu en fais, et finalement ouverte sur la forme énigmatique d’amour qu’elle te porte, malgré tout.
© Textes et photographies: Lorraine Thiria/All rights reserved
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