Mumbai by Cy and I
Mumbai s’offre à vous un soir de février 2019, dans la torpeur et la pollution qui vous saisissent dès la sortie de l’aéroport de Chhatrapati Shivaji Maharaj, dont l’architecture ultra moderne formée d’arcs et de colonnes blanches symbolisant l’oiseau national contraste avec le baraquement rudimentaire d’Aurangabad que vous venez de quitter, et vous ouvre une fenêtre vers une nouvelle Inde, plus moderne et plus contrastée encore.
Vous y pénétrez de nuit, un chauffeur fou vous y conduit à 120 km/heure par le pont Bandra Worli Sealink – référence évidente au Brooklyn bridge- et vous découvrez la ville en longeant le « Queens necklace », longue baie débouchant sur Marine drive dans South Mumbai. Une impression de réminiscence new-yorkaise envahie par les gratte-ciels et multinationales, et d’immensité vertigineuse (il vous faudra plus d’une heure sans traffic pour atteindre le sud de la ville).
Mais Mumbai n’est pas une redite de la grosse pomme et ne se révèle certainement pas un soir en une heure derrière les vitres d’un taxi.
Le matin suivant, c’est un tout autre visage qu’elle vous offre en émergeant de Colaba où se trouve votre hôtel. Le quartier est parsemé de demeures immenses et décaties, recouvrant souvent des formes « art déco » – Mumbai pouvant se targuer d’être la deuxième ville art déco au monde après Miami et devant Casablanca!- demeures envahies pas la végétation qui reprend ses droits, n’hésitant pas souvent à venir s’empaler contre une grille en fer forgé, à lézarder un mur de façade, à se glisser à travers un balcon. Les banians, les frangipaniers, les bananiers, les palmiers, les cocotiers, les lauriers font lois, le climat humide et chaud leur sied à merveille, ils sont au diapason avec les Mumbaikars qui n’ont que faire de la nécessité de restauration des façades historiques. Les trottoirs n’existent plus, les dalles aussi sont défoncées par les racines qui se développent d’autant plus facilement qu’elles savent que l’homme, sur cette terre, ne les atteindra pas et préfèrera dévier sa route plutôt que de les anéantir pour reconstruire et passer.
Au détour d’une avenue, à un bloc, la ville change encore de visage: elle oublie les bâtisses coloniales défraichies et s’imposent à vous collèges et universités, gares et sièges de banques britanniques dont l’architecture « indo-saracénique » (anglo-indienne), mélange de styles moghol et néo-gothique victorien vous surprend et vous émerveille à la fois; résurgence de l’empire britannique sur le sol indien, il symbolise, trouvez-vous, la faculté de l’Inde à accueillir et mêler toutes sortes de civilisations, de religions, de langues, d’arts et d’architectures.
Mumbai se découvre aussi à travers ses marchés animés, colorés et bruyants, regorgeant d’odeurs et d’ambiances, étendus, infinis, incroyables de vies, dans lesquels se vendent toutes sortes d’objets, de textiles, de plastiques, de cuirs, de ferrailles, de batteries, de luminaires, d’antiquités, de beignets de légumes, de fruits, de viandes, de graines, d’oiseaux aussi; de Crawford market à Null market en passant par le Chor bazar, tout se vend, s’échange, se négocie: la vie est dans la rue et les mumbaikars vous le rappellent à tout moment: on dort dans la rue ( à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit), on travaille dans la rue, on mange dans la rue, on discute, on prie dans la rue (les temples et les mosquées se côtoient), on pisse dans la rue, on mendie aussi, mais très peu.
Car tels des fourmis toutes occupées à une tâche bien spécifique, tous s’affairent: à recycler, à ramasser, à coudre, à tondre, à balayer, à couper, à porter un dabba, à conduire, à laver… Mumbai grouille de ses 22 millions d’habitants et dans tous les quartiers, même devant la porte de l’Inde ou le Taj Mahal Palace, nul ne peut l’oublier.
Les trains, séparés en compartiment « ladies » et « gents » (où les femmes ont la « faculté » de se rendre dans les compartiments hommes mais comme aucune d’entre elles n’ose, la séparation demeure) sont peuplés d’individus travaillant à Mumbai et vivant dans les slums alentours qui, à eux seuls, comptabilisent 14 millions de personnes.
Les slums, autre visage de la ville, autre réalité. Les slums vivants, celui de Dharavi en particulier, dans lequel vous plongez et dont vous ne ressortez pas indemne: expérience riche que ce plus grand sum d’Asie comptant plus d’un million d’habitants, en une densité surréaliste.
Expérience unique que celle de prendre conscience de l’espace, du luxe de l’espace lorsque certains vivent dans une pièce à plusieurs sans voir la lumière du jour tant les murs des façades sont rapprochés les uns des autres; impression de sentes, de passages humides et sombres d’une étroitesse indéfinissable entre deux habitats, écoulement des eaux polluées, des détritus partout sur le sol.
Véritable ville dans la ville, chacun travaille dans le slum ou ailleurs, étrangers à la misère; ceux qui travaillent sur place donnent le sentiment de contribuer au développement d’une immense usine de laquelle arrivent puis repartent des sacs entiers (cousus mains!) de matériaux modifiés sur place (plastique, cuir, terre,…), une histoire de flux économiques et de recyclage, non pas à des fins de conscience climatique ou écologique mais exclusivement monétaires.
D’ailleurs, à côté de cette grande entreprise de recyclage géant (les hommes décortiquant, coupant, séparant, brûlant, séchant du plastique et d’autres matières toxiques dans leur habitat et créant un nuage noir de pollution atmosphérique au dessus des écoles du slum), la rivière n’est plus visible, recouverte de déchets non triés qui se dirigent inéluctablement, sans culpabilité ni atermoiement, vers l’océan…. Contradiction insupportable pour vos yeux de riches occidentaux dont la motivation peut se permettre d’être écologique quand, sur le sol indien, il s’agit de vivre et de gagner quelques roupies.
Ici plus qu’ailleurs, les inégalités économiques sont criantes: vous rencontrez aussi bien un avocat en 4 x 4 à travers Kala Koda qu’une femme lavant son linge au milieu des détritus de Dharavi: ce contraste est le portrait de Mumbai, qui en fait son charme, ses contradictions, ses couleurs, et qui fait ressortir d’autant plus la pauvreté que vous croisez.
Elle vous interroge aussi sur votre définition de la misère, vous qui, avant de pénétrer dans Dharavi, pensiez y trouver des mendiants et des infirmes criant la faim quand vous avez trouvé des familles, des enfants scolarisés, une activité commerciale et industrielle, des marchés,…
Comparativement à Mukesh Ambani, plus grosse fortune indienne, qui s’est récemment offert pour 2 milliards de dollars une tour de vingt sept étages dans Mumbai avec appartements privés, hôpital, héliports, piscine olympique, cinéma, théâtre, …. ceux des slums sont des mendiants miséreux.! Mais dans l’absolu (peut-on jamais parler ainsi?), vous n’avez pas rencontré la misère dans ces familles et habitants des slums. Vous avez découvert une Inde multiple, excessive, extrême, et vous êtes interrogés sur la politique économique et sociale envisageable communément, sur le plan national, compte tenu de cette mixité et de ces extrêmes.
Vous avez découvert l’Inde, véritablement, dans toutes ces contradictions et son charme qui, lui, est absolu.











© Textes et photographies: Lorraine Thiria/All rights reserved
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