Résister
Dès l’origine, ce re-confinement t’apparaît dense, pesant, étouffant. Plus sombre que le précédent.
Contradictoirement et étrangement, l’étouffement ne vient pas du sur-encombrement des autres, mais de leur absence.
Dès le début, tu l’as écrit, tu ressens en effet une distance, une mise à l’écart de tes relations familiales et amicales. Tu ressens un manque né de l’absence de proximité physique, d’interactions quotidiennes, d’hospitalité réciproque, l’absence de temps passé avec les autres, dans leur espace physique et personnel.
Tu souffres d’un lien distendu qui te questionne et t’inquiète.
Récemment, tu évoquais ta chute, ton incapacité à te situer dans cette humanité blessée dans sa chair, coupée du lien irremplaçable du toucher et de la vue des autres ; tu ne parvenais pas à saisir concrètement ce que signifiait ta chute, tu la constatais et la subissais.
Désormais tu sais, tu sens au plus profond de toi cette rupture entamée avec les autres, cet étiolement du lien, cet effacement progressif des corps et leur abstraction grandissante.
Même la lecture et l’imagination sont devenues impuissantes à recréer le bien-être et la douceur procurés par un regard, un baiser, une accolade amicale, deux mains qui se touchent, deux corps qui s’étreignent.
La pandémie t’affecte intimement en touchant ce que tu discernes comme fondamental et qui t’apparaît désormais comme essentiel.
Tu réalises en effet combien le champ de l’intime est bouleversé ; car tu ressens à quel point – sans l’avoir vraiment su auparavant – tu es connectée aux autres, au reste du monde, à cette humanité souffrante ; à quel point tu éprouves un désespoir de constater l’état du monde qui t’entoure, à quel point tu es prise dans l’engrenage de ces autres souffrants, que tu le veuilles ou non.
Plus que jamais tu sens comme tu appartiens à cette humanité. Ce lien intime et intense te fait grandir et trembler dans le même temps ; il te rend forte et très démunie aussi. Il te fascine autant qu’il te rend infiniment triste.
*. *. *
Ainsi, ressens-tu un enfermement né de l’absence de contact extérieur, non pas lié au re-confinement (car les autorisations de sortie sont non seulement possibles mais facilement contournables), mais à l’attitude générale de tes proches.
L’argument majeur, indétrônable, avancé par ceux qui reculent et s’éloignent : protéger les plus faibles, les plus âgés, être RESPONSABLES, SOLIDAIRES.
Dont acte !
Un constat cependant, sous cet étendard : des amitiés qui se délitent, qui s’étiolent, des discussions devenues impossibles, par manque de fluidité et de spontanéité, un engourdissement de chacun. Un affaiblissement, une mise à l’épreuve des relations.
Des tentatives de communication devenues absurdes, on ne communique pas seuls!
Derrière les écrans, tu n’éprouves plus la présence des autres, tu n’épouses plus les corps, rien ne remplace le contact physique, les micro-signes du réel, le champ de l’intime est dévasté.
La mise à distance t’apparaît insupportable : comment atteindre l’autre, le comprendre, partager ? Le mouvement intérieur rendu possible par le contact, riche et puissant, est devenu minime voire inexistant, handicapé, sclérosé par la mise à mauvaise distance de l’autre.
Pour diverses raisons, toujours justifiables, tu entends régulièrement une remise à plus tard, des rendez-vous manqués, des excuses à cette solitude imposée.
Mais tu sais et tu sens au fond de toi que cette mise à distance forcée et subie, cette incapacité à se voir, laissera des cicatrices profondes dans vos tissus de chairs.
C’est comme si l’habitude du confinement, de l’enfermement devenait un corps à part entière, un corps obscur obstruant le mouvement vers les autres, un corps immobile devenu insensible aux gestes extérieurs, aux accidents, aux traces, à la vie qui s’écoule et ne revient pas en arrière : ce qui est perdu est perdu, le temps ne revient pas…
Et le manque de contact physique que tu expérimentes a des conséquences (irrémédiables?) sur la vitalité, le désir de se sentir humain, de se sentir en vie, sur la santé psychique. Le manque de relations sociales et amicales amenuise non seulement les sens mais la pensée qu’une fois de plus la lecture ne supplée pas.
Tu mesures ta chance de vivre avec l’homme que tu aimes et qui te comble de gestes amoureux, de connaître la tendresse tactile et communicative de tes enfants, que serais-tu sans ces étreintes-là ?
Comment survivrais-tu ? Comment le font ceux que la solitude coupe de ce lien ?
Tu sens par ailleurs aussi à quel point le vaccin est un leurre, une chimère, une panacée.
Tu mesures à quel point l’amitié se disloque et se réduit à miser sur une hypothétique vaccination collective pour revivre et ressusciter face à une crise inédite qui laissera des traces ; et qui en laissera d’autant plus que le rythme du silence et de l’absence s’est imposé longtemps, trop longtemps.
Tu tentes de partager tes sensations et intuitions avec d’autres mais tu perçois qu’elles sont souvent incomprises, voire dangereuses, irresponsables car permissives.
Ces derniers temps, tu serais presque taxée d’égoïste, à ne pas savoir mettre ta vie provisoirement entre parenthèses pour permettre à tous, SOLIDAIRES, de revivre ensemble après le chaos, sous l’effet miracle du vaccin.
Le vaccin….
Le vaccin, celui sensé rétablir les relations distendues, accidentées, blessées.
Le vaccin, celui qui enveloppe toute l’année passée sous un voile, qui crée un black-out total, un « reload » et permet de revivre comme avant !
Le vaccin, baume fantasmé passé sur tout le corps pour tenter vainement de réparer ce qui est meurtri et définitivement altéré.
Le vaccin, cette statue sacrée, cet avenir sacrifié, cette mauvaise blague !
Le poison de la peur distillé par la presse et les autorités depuis si longtemps a gangréné tout le système et abîmé ce qu’il restait de notre humanité : plutôt que de rechercher en nous les solutions à la crise, tenter de comprendre et de traverser, nous décidons collectivement de nous en remettre au dieu-vaccin, extérieur et puissant, et lui remettons toute notre confiance pour nous sauver de nous-même et surtout des autres !
Alors tu as transposé cette crise, comme d’autres l’ont fait avant toi (ta grand-mère par alliance notamment) à la guerre de 39/45; et tu t’es demandé si, en plein coeur des hostilités, tu te serais satisfaite de la réponse : « Les américains débarqueront, cela pansera tous les maux, pas de problème ! ».
Sommes-nous fait d’obéissance étriquée, de jugement tronqué, de décisions hâtives et altérées ?
Quel gouvernement pourrait nous faire croire qu’un vaccin, sur lequel nous n’avons strictement aucun recul, guérirait tous nos maux, en commençant par notre mal d’amour ?
Et surtout quel genre d’hommes sommes-nous pour être capables de déposer nos amitiés et notre libre-arbitre sur l’autel de la toute relative vérité du Corps Médical lui-même en guerre interne et victime de ses contradictions ?
Pourquoi étouffer nos vies dans l’attente désespérée et vaine de ce qui n’arrivera pas dans un tel état d’esprit et par ces épreuves que nous infligeons à nos corps ?
Quel est ce sacrifice collectif que nous nous imposons aveuglement ?
Par ailleurs, vaccine-t-on contre la détresse, l’injustice, les inégalités sociales, la solitude ? Nous posons-nous même la question ?
La leçon de cette crise est peut-être là : vivre maintenant, dans le présent, sans chercher toujours, par maints artifices, à hypothéquer ce temps pour un avenir incertain, et certainement différent de celui que nous aurions imaginé.
Et cesser l’hypocrisie, les faux-semblants, ceux qui consistent une fois de plus à prôner la solidarité et la santé des plus faibles pour masquer la peur et l’absence de toute tentative de traverser celle-ci.
Ceux qui sont nommés les plus faibles sont en réalité ceux qui ont peut-être le plus besoin de contacts, de regards non déshumanisés sous le masque de la peur, de visites physiques et de gestes tendres.
Et qui sont ceux qui s’octroient le droit de définir la fragilité et de décréter ceux qui en font partie ?
Tu ne peux t’empêcher de repenser à ta chère cousine décédée d’un cancer pendant le confinement : même inconsciente sous l’effet de la morphine, elle aurait mille fois préféré la sensation physique de vos caresses sur son corps et des mains de ses amis dans la sienne.
La coupure du lien affectif et physique constitue la mort certaine, à plus ou moins long terme.
Alors au risque de heurter, tu préfères mourir de ce virus plutôt que de vivre coupée des autres. Tu ne garantis pas une vie longue à ton corps étouffé, essoufflé, endeuillé de la présence humaine de tes proches.
Aussi, envoies-tu un message à tous ceux qui te manquent, et ceux que tu ne connais pas encore et que tu désires rencontrer et connaître : survivons, et pour cela, soyons conscients que cette survie passe par la résistance !
Tentons ensemble de renouer le lien, d’infiltrer le virus (la peur), d’échanger un mot, un geste (non barrière), une caresse, un baiser, une main tendue : elle est là, la solidarité !
Redevenons humains.
Cessons d’être des « menaces ».
Redevenons des « mystères ».
Cessons de nous voiler la face.
La solution est ici, là, maintenant, à l’intérieur de nous, dans notre humanité de chair et d’extrême intimité.
Cessons de croire à un miracle extérieur abstrait issu d’un futur indéterminé qui justifierait une négation de soi, et l’endurance d’une épreuve stérile.
Elle est là ta colère
Elle est là ton amertume
Elle est là ta résistance
Elle est là notre commune aventure.
RESISTER.
© Textes et photographies: Lorraine Thiria/All rights reserved
Le contenu de ce site est protégé par le droit d’auteur, toute reproduction totale ou partielle est interdite