Un certain regard

Un certain regard

Où il est question de liberté…

Dans la durée et dans la densité, le temps confiné que tu as modelé vient heurter une limite, atteindre une saturation et toucher ton instinct, celui de ton indépendance originelle.

Plus précisément, il vient éprouver ton rapport à la liberté et scruter ton regard.

Une histoire d’angle, de vision, sans doute un peu trop fixes ou étroits à ton goût…

Certes, tu avais accepté de renoncer à une partie de ta liberté, dès lors qu’un Etat t’avait dicté, comme à tous, de fermer les portes de chez toi.

Tu avais admis, tu te souviens, de te soumettre, de te résigner, de renoncer, dès lors que tu étais entrée à l’intérieur de toi-même pour puiser l’énergie nécessaire à cette privation et à son appréhension.

Et tu avais admis alors que d’autres que toi viennent restreindre ta liberté de déplacement physique dès lors que tu avais ressenti que ta liberté psychique ne serait jamais confinée.

Tu avais également compris que cet enfermement était rendu nécessaire pour éviter de mettre en danger la vie d’autrui et la tienne, celle de tous; il était dès lors acceptable.

* * *

Le temps a passé. La matière du confinement s’est déformée. Ton regard s’est déplacé. 

Les informations discordantes, contradictoires, dissonantes ont commencé à se répandre, doucement, subrepticement.

Tu as tenté désespérément de discerner, de faire du tri, mais les graphiques, les courbes, les chiffres, par pays, par nombre de cas, par nombre de décès, par tranche et catégorie de populations,… ont envahi ton univers déjà hermétique aux chiffres; alors tu les as évités.

Tes dernières lectures cependant, plus philosophiques, ou les conférences que tu as pris le temps d’écouter t’ont questionnée sur ton compromis originel, celui que tu avais accepté de concéder (et non de subir): celui qui avait consisté à limiter et délimiter ta liberté.

Tu as récemment ressenti un mouvement contrarié, un discret déséquilibre, un dérangement. 

Tu as éprouvé un pincement intérieur, comme un goût amer ou un dégoût charnel, une appréhension palpable qui ne te laissait pas en paix; tu devais t’interroger sur le sens de cette contrariété grandissante.

Il s’agissait d’une ligne sombre que tu ne reconnaissais pas, une encre sale, un rapport de force.

Ce tourment, ou ce contretemps comme tu aimes l’appeler, venait de ton lien à la liberté et de la remise en cause de celle que tu avais accepté d’amoindrir.

Certes tu ne remettais pas (encore) en question les décisions gouvernementales, mais ton équation ou ton équilibre entre liberté et santé (ou peur d’altérer ta santé et celle des autres) t’apparaissait soudainement instable.

Tu te souviens avoir été angoissée par la propagation virale ambiante, puis avoir réussi à te calmer, à sortir masquée, à accepter la distance physique, l’absence de sourire, de discussion dans les rues, avoir subi la solitude à laquelle les masques renvoient. 

Tu te souviens avoir pas à pas calmé la peur de la contamination, de la maladie, et celle de la mort, la tienne et celle de tes proches. 

Tu te souviens des efforts nécessaires, des discussions avec Lui pour confronter vos points de vue, et comprendre que tu ne voulais pas vivre dans cette défiance permanente. 

Oui, tu ne souhaitais pas voir les autres comme des « menaces », mais savoir voir et cultiver, toujours, la part de « mystère » en chacun. 

Tu souhaitais, toujours, te questionner sur ce que la menace ressentie te disait de toi-même, ce qui revenait à t’interroger sur ton problème plutôt que de demander aux autres de le résoudre à ta place. 

Une histoire d’angle de regard…

Tu l’as vu, Lui, et tu l’as admiré sortir sans masque et sans gants, refuser de céder à la panique, désirer vivre bien « comme avant » plutôt que de mal être « comme après », même si vous aviez déjà bien conscience que la vie d’après serait à réinventer. 

Il t’invitait à le suivre dans ce mouvement libéré et libre, dans une certaine forme de fatalité te disait-il, en faisant référence au virus contracté par sa soeur décédée en vingt quatre heures, et en se remémorant les questionnements qui avaient accompagné sa vie depuis…

Chacun à votre manière et avec votre expérience, vous affirmiez donc la puissance de votre désir de rencontre et de partage avec une humanité ouverte et confiante, tout le contraire de l’ambiance craintive et ombrageuse actuelle.

Et dans cette atmosphère étrange et inédite, tu t’es remémorée (ou plutôt ton corps, avant même ton esprit, s’est rappelé) la relation singulière que tu entretiens depuis toujours avec la peur.

La peur, il te faut la cerner, la regarder bien en face pour l’apprivoiser et la combattre. 

Et ce combat que tu mènes sans cesse, dès que la peur montre un nouveau visage, tu le livres au nom d’une seule raison: ta liberté, ton désir puissant et impérieux de liberté qui est le maître-mot, la statue indétrônable, le symbole absolu de ta vie, de tes pensées et de tes actions. 

Nul ne te contraint en effet, c’est une force vitale sauvage ancrée puissamment au plus profond de toi.

Ta liberté est ton baromètre intérieur. 

Un léger décalage te met dans un état second et te questionne instantanément.

Ta liberté est ta boussole, en mouvement sensible aérien, toi qui possèdes un sens de l’orientation si précaire, mais également si intuitif.

Ta liberté est ton horloge, celle qui te permet de te situer parmi les heures fluides et instables du confinement, celle qui te donne toujours l’heure, la tienne.

Ta liberté est l’antidote à tes peurs, au virus ambiant.

Ta liberté, c’est elle et elle seule qui te permet de puiser la force de prendre le chemin de tes peurs sans te masquer, de regarder tes démons bien en face et de les combattre.

C’est elle qui te permet de voyager à l’autre bout du monde quand tu peux à peine mettre le pied dans un avion sans angoisse.

C’est elle qui te permet de gravir une montagne lorsque le vertige te happe, elle qui te permet de prendre un télésiège alors que le vide t’interpelle.

C’est elle qui te permet d’accepter des chantiers quand tu ne sais pas si tu pourras monter sur un échafaudage, ou comment tu pourras transporter ton matériel de peinture en l’absence de permis de conduire.

C’est elle qui te permet de partir dans le désert alors que la peur des serpents et scorpions t’envahit.

C’est encore elle qui te permet de monter dans un ascenseur seule malgré ta  claustrophobie.

C’est elle qui t’a permis de quitter le père de tes trois enfants alors que tu étais en pleine reconversion professionnelle et en grande insécurité.

C’est enfin elle qui t’a poussée vers la peinture et décidé de quitter ton métier d’avocate.

C’est elle qui pousse ton bras à agir, qui dicte tes pensées et qui conduit ton coeur à s’écouter.

Au chapitre de la peur, aucune raison, aucune logique: rien ne sert de tenter de minimiser ta peur en rationalisant, en raisonnant, chiffrant ou analysant les courbes, sauf à vouloir créer exactement l’effet opposé. 

Ainsi, dans ton combat contre ta peur du virus, aucun chiffre, aucun graphique ne peut t’aider à lutter si la peur a pris le dessus et envahi ton espace. 

Ton seul ennemi, c’est ta peur, pas le virus. C’est même la peur (anticipée) de ta peur, celle qui te fait sombrer dans le flou et dans l’abstrait. 

Rien de tel qu’un ennemi invisible et indicible, il gagne du terrain et devient invincible.

Dès lors, ta liberté est menacée car elle est intrinsèquement liée à la gestion de ta peur qui elle-même est liée à ta santé (à la peur de la contamination, de la maladie, de la mort).

Ton combat actuel dans cette épidémie est donc celui de décaler ton regard, ton angle de vue; de décortiquer et d’éclairer le noir de ta peur, sa part d’ombre.

Naturellement, te reviennent à l’esprit les années sida et la corrélation que tu fais immédiatement avec ce virus actuel méconnu et occulte; quiconque tente de te démontrer que tu ne risques rien (à ton âge, ton pays, ton sexe, ton groupe sanguin, et quoi que ce soit d’autre encore …), tu ne penses qu’aux incohérences et aux méconnaissances de cette maladie inédite.

Dans les années 90, quiconque t’aurait dit que tu ne risquais rien, tu aurais pensé tout le contraire; et d’ailleurs tu as fortement pensé le contraire.

Tu te sens donc concernée par ce nouveau virus comme tu te sentais concernée par le précédent. 

De plus, pour des raisons que tu ignores, tu as développé depuis l’adolescence le sentiment que tout sera toujours plus grave chez toi, que tout est toujours plus puissant (les sentiments, sensations, perceptions…) que tu es plus poreuse, sensible, plus fragile, plus faible…

Dans l’ambiance actuelle, tes ancrages comme tes fausses corrélations se réveillent et remontent à la surface; tu replonges dans ces années difficiles, sacrifiées.

Tu as développé depuis ton plus jeune âge un rapport particulier à ta fragilité et à ta santé.

En mal de confiance en toi, incapable de gérer ta peur de la maladie, parfaitement incompétente, et tout aussi inconsciente de cette incompétence, tu as préféré t’inventer que tu étais une séropositive, que tu représentais un danger pour les autres et pour toi-même, et tu as occulté cette faille et cette fatalité.

Réfugiée derrière ton armure, coincée dans ta carapace et dans ton mutisme, tu trouvais la vie contradictoirement plus facile car tu n’avais plus de choix à faire, de décision à prendre puisque tu étais condamnée. 

Incapable d’imaginer l’avenir car trop effrayée, tu préférais inventer que tu n’en avais pas… 

Tu t’es arrangée avec la réalité et tu as toujours privilégié la stratégie de l’évitement.

Aujourd’hui, tu te retrouves face à face, en ce temps de confinement, à une peur, la même, que tu n’avais pas su gérer par le passé, et qui, naturellement, te revient à la face. 

Une histoire de cycle inachevé…

Autant tu n’étais pas libre dans les années sida, tu étais confinée de l’intérieur en étant persuadée d’avoir sauvegardé ta liberté (de mouvement, de vie, d’action,) autant tu te retrouves aujourd’hui libre mais à nouveau confinée.

Et c’est cette incohérence ou cette nouvelle équation à laquelle tu es confrontée.

Il est certain que le confinement te permet d’aller à la rencontre de tes émotions, de les traverser, et cette fois-ci, tu ne rateras pas cette occasion. Tu ne souhaites plus contourner l’obstacle, et le reproduire infiniment. Tu as décidé en conscience d’être celle qui choisit.

Tu analyses donc cette situation avec trente ans de plus, ton travail thérapeutique, tes expériences et rencontres, extrapolées et confrontées à celles de l’homme qui partage ta vie.

D’ailleurs, lui aussi a un rapport particulier à son corps et à sa santé, lui aussi s’est inventé une maladie de coeur qu’il a cachée aux autres pendant deux décennies, lui permettant de déjouer, de subir, d’esquiver de façon à ne pas avoir à choisir, incapable de résoudre l’énigme de la peur et de l’indécision.

Ces maladies imaginaires vous ont dicté leur loi et vous ne vous êtes jamais vraiment engagés sentimentalement, par peur de disparaître et peur du lendemain; vos maladies vous ont permis de rester libres, ou plus exactement ce que vous pensiez être la liberté, vaine et mensongère.

Vous avez beaucoup échangé sur ce sujet qui vous rapproche et vous définit, même si au présent vous êtes sortis de cette spirale infernale et enfermante, lui davantage que toi d’ailleurs.

La conscience de votre incompétence a constitué une étape primordiale dans votre guérison et vous travaillez de concert pour acquérir désormais une parfaite compétence personnelle bien que mouvante, au gré des évènements et des traumas.

Ensemble, vous ne cherchez plus à éviter mais à apprivoiser, et le temps confiné correspond à une phase, un terrain expérimental, un laboratoire de recherches, un chemin que vous empruntez confiants et courageux.

Chaque journée annonce son lot de micro-peurs à gérer, et ton regard évolue grâce au sien; ainsi vous avancez dans la même direction, dans l’espace parfois opaque mais riche que vous décidez de parcourir sans détour.

Et c’est précisément dans cet espace que tu rencontres ta liberté, celle que tu avais  négligée…

Elle te parle et tu décides de l’écouter, entourée de tes peurs tenues à bonne distance, suffisamment proches pour ne pas les combattre mais simplement les maîtriser, et suffisamment lointaines pour être capable d’entendre et de voir la ligne d’horizon, l’espace blanc, celui de ton baromètre intérieur.

Et cette liberté entendue, retrouvée sur le chemin de tes peurs, te permet d’être indisciplinée et insolente, si tu considères qu’elle a été bafouée dans le temps mouvant du confinement. 

C’est toi et toi seule qui décides d’ouvrir grand les portes de chez toi, de ton intériorité comme de ton appartement. 

C’est toi et toi seule qui décides quand et comment tu as décloisonné tes murs, tu as acclimaté ta peur, tu as regardé la part de mystère de l’Autre .

* * *

Le temps du confinement bouge, tu l’as toujours senti et écrit. 

Ton regard s’est décalé, il est devenu autre. Il ne s’agit pas d’un regard sûr de lui, bien à l’aise dans ses certitudes, d’un regard certain, mais d’un certain regard, celui qui questionne et se déplace pour mieux voir.

Et il te dit qu’il est temps de recouvrer ta liberté, intime et complète, celle que tu avais accepté de tronquer pour des raisons qui ont bougé et qui se sont avérées inadaptées aujourd’hui, non congruentes.

Il est temps de laisser le temps du confinement tel que tu l’avais structuré,  derrière toi.

Il est temps de réouvrir le livre d’autres projets d’écriture et de peinture, temps de revivre pleinement, dehors comme dedans, et de laisser rentrer la lumière.

Il est temps d’abandonner le « journal de confinement », comme l’a fait si poétiquement Wajdi Mouawad, non pas au moment où les autres l’ordonnent mais au moment où tu le décides, où tu t’engages, où tu n’es plus aveugle, où tu vois le monde enfin débarrassée de tes peurs, libérée et libre, dans un mouvement immuable et subtil, chaotique mais certain de l’intérieur vers l’extérieur, de jour et de nuit, d’ombre et de lumière.

Tu te souviens enfin du séquencier du scénario que tu avais écrit quinze années plutôt au moment où tu tentais de rejoindre l’atelier-scénario de la Fémis, et notamment du titre de celui-ci: « De rêves, d’ombres et de matières »

Il retraçait l’histoire d’une jeune femme aux prises avec ses peurs non réglées et ses amours impossibles; elle se noyait dans une drogue mystérieuse et noire, comparable à du pétrole, dont elle ignorait les effets toxiques, seulement consciente de sa fuite aussi sombre que sa substance. 

Fantasmes et réalités se mêlaient dans la narration au point qu’il devenait impossible de démêler les deux devenus aussi miscibles que le fluide de son addiction.

Cette jeune femme fragile s’est aujourd’hui envolée vers des contrées lointaines; ou bien non, elle est là! Elle regarde le fléau de ses grands yeux noir ébène, trace indélébile de la substance passée, et au lieu de le fuir, pénètre courageusement dans sa sphère trouble et parfois angoissante pour en sortir grandie et libre.

C’est ainsi que s’ouvre pour elle une ère nouvelle, celle du mouvement permanent et engagé, discontinu et flottant; celle d’énergies et de flux circulants tous aimantés vers la lumière; celle du regard qui a vécu l’égarement et le vide et se décale, apaisé et libre.

© Textes et photographies: Lorraine Thiria/All rights reserved

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