L’étoile morcelée
Tu émerges du documentaire « Wonder Boy » réalisé sur la vie d’Olivier Rousteing, que tu as visionné moins pour celui-ci que pour ton amie Claire, son bras droit, bras tout aussi vigilant que bienveillant, efficace et généreux, prolongement de son corps attentif, à la fois repère et réceptacle de ses émotions, emprunt de leur complicité et de leur amitié.
Tu découvres non seulement le métier de ton amie, son univers, celui de la haute couture, ses relations avec ce créateur de génie, mais aussi le quotidien de ce dernier, sa quête existentielle et ses démons.
Malgré ce que tu estimes ressembler à des longueurs de plans et quelques maladresses scénaristiques, tu rentres dans la souffrance et la solitude de cet artiste, mi-homme mi-enfant, seul face au monde qui l’entoure – qu’il soit personnel ou professionnel car la frontière entre les deux est poreuse et floue-, seul face à la création, seul face à ses peurs.
En quête de son identité profonde – il est né sous X et adopté-, il entame à 33 ans des recherches sur sa naissance, sa filiation et ses origines.
Moins enquête qu’exploration profonde, l’aventure vitale dans laquelle il se lance est douloureuse, obsessionnelle, hésitante.
Au fur et à mesure que le dossier d’adoption s’ouvre, que les portes s’ouvrent, que les frontières entre le réel et le fantasme se font visibles, l’étau se resserre et l’angoisse monte, le tout dans une contradiction saisissante : entouré, fasciné, façonné par les images (la mode, les défilés, les masques de femmes irréelles tant elles sont plastiques,…) et par la représentation d’un « moi » illusoire et éphémère, il semble ne chercher qu’à trouver son « moi » sincère et intérieur, essentiel et biologique.
Et plus son art atteint son paroxysme et lui le sommet de sa gloire mondiale, plus sa quête identitaire s’effrite et devient fragile et réticente.
Plus il habille ses modèles, et plus sa mise à nue est complexe, paradoxe ultime du génie couturier.
Et si sa mère biologique refusait de le rencontrer ? Et s’il subissait un nouvel abandon ? N’est-il pas préférable de suspendre les recherches, de garder bien au chaud une cicatrice ouverte et de rester connecté à une image (encore une) et un imaginaire encore un peu plus longtemps ?
N’est-il finalement pas plus doux de garder encore une couche de peau et ne pas lever le voile, se dévoiler ?
Parallèlement, plus il est entouré, et plus il est confronté à sa solitude, réelle et ressentie. Il est en effet chaque jour irrémédiablement plus seul, s’excluant par peur de perdre le contrôle, peur d’être reconnu (mais qui doit-on reconnaitre si lui-même ne le sait pas ?), peur de s’ouvrir aux autres et de se dénuder là aussi, peur d’être lui-même, un lui-même ignoré car déraciné et en quête de connaissance comme de reconnaissance.
La naissance suffit-elle à constituer une identité ?
La co-nnaissance de ses origines est-elle suffisante à combler la blessure d’abandon et à justifier la recherche constante de son « moi » profond ?
N’est-elle finalement pas un prétexte face à une peur abyssale d’exister nu face à soi, face à la représentation de soi et face aux autres, en dehors de son travail et de sa notoriété?
N’est-elle pas un vêtement bien taillé et ajusté dans lequel se réfugier à l’abri des regards, des images que les autres lui renvoient, dans lequel se draper pour éviter le relâchement qui pourrait être salutaire mais dangereux ?
Ce sont ces questions existentielles auxquelles cet homme sensible doit répondre, pour lui-même, indépendamment de sa potentielle rencontre avec sa famille biologique, et avant de poursuivre son enquête ; pour lui-même et non pour les autres, car il sait bien qu’il est question de son identité véritable sans voile ni masque et de son désir vital.
Mais comme l’angoisse gagne du terrain, et que ce désir n’est pas clairement identifié, il fait marche arrière, il ne provoque pas la rencontre, il ne franchit pas la frontière du film protecteur, il reste dans le « moi » qu’il a créé de toute pièce.
La peur engendre la peur; alors naît celle de se déconstruire, de repartir de zéro, d’être effondré et bloqué dans sa créativité, d’être perdu car privé de son double créateur, ce double fantasmagorique qu’il craint de chasser de peur de se perdre, … et de se trouver.
En effet, la réalité de l’exposition et de la rencontre, parfois violente, est-elle conforme à son génie créatif ? Autrement dit, y être confronté ne retirera-t-il pas la magie, le moteur et l’élan essentiels à son art ?
Qui découvrira-t-il à l’intérieur de lui-même ?
Parviendra-t-il à se débarrasser de sa peau morte, à respirer, à prendre le temps de respirer pour détruire un à un les murs qu’il a érigés entre l’idée de lui-même et lui-même, ces murs qui l’entourent et lui assurent une protection illusoire ?
Parviendra-t-il à se libérer de tous ces carcans, de son image, non pas construite par les autres mais bien par lui-même ?
Demain, sera-t-il un homme libre ?
© Textes et photographies: Lorraine Thiria/All rights reserved
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