Adolescence
Tu n’aimes pas d’une manière générale t’épancher par écrit sur un sujet d’actualité – qui plus est un sujet brûlant- ; tant de monde s’y consacre déjà sur les réseaux sociaux.
Mais tu dois bien te l’avouer, ce sujet-là tourne dans ta tête, il te tourmente, te questionne, tu t’endors dessus, tu en rêves, il te réveille au milieu de la nuit et perturbe ton sommeil.
Tu creuses en toi les raisons de ce tourment, tu cherches dans tes propres souvenirs ce qui te rend si proche de ce sujet, si familière, quelle est cette « sororité » particulière qui résonne et fait écho en toi.
Après le témoignage poignant d’Adèle Haenel sur le harcèlement sexuel et les attouchements répétés de son agresseur, le livre « Consentement » de Vanessa Springora t’a littéralement bouleversée.
D’une acuité et d’une horreur absolues, il vient porter un éclairage puissant et complémentaire sur une époque (soit disant de libération sexuelle, pour ne pas dire de permissivité dangereuse, voire de non assistance à personne en danger), sur ce qui se nomme désormais, n’en déplaise aux soixante-huitards et pseudo-libéraux, la pédo-criminalité, et sur les comportements inappropriés et pervers.
Comment décrire en effet, dans un style simple et un ton juste (suffisamment distant et objectif tout en n’étant que douleur indélébile et colère) l’emprise physique et psychologique d’un adulte sur un mineur, et les ravages inaltérables et définitifs d’une époque et d’un milieu au sein desquels les victimes gardaient le silence face à leurs bourreaux détenant une autorité – et exerçant une domination- intellectuelle, sociale, sexuelle ?
Autrement dit : une époque et un milieu où la parole, si elle existait, n’était pas libre car elle n’était pas entendue car l’écoute elle-même s’était absentée au nom du pouvoir supérieur de la permissivité et d’une forme de fascination et de complaisance…
Au nom de quelles déviances, de quelles règles tacites, de quelle abomination sociale et/ou de quel vide juridique ?
Au vu de quel tour de force des individus mal intentionnés et malveillants ( mais soi-disant bien-pensants) ont-ils pu faire croire que libération sexuelle et violation de l’intégrité du corps d’autrui (autrui étant mineur) allaient dans le même sens et étaient compatibles ?
Au nom de qui et de quoi ont-ils poussé ce cynisme au point de rédiger puis de faire signer des pétitions sur l’abolition de la majorité sexuelle, ou sur l’assouplissement du code pénal sur les relations sexuelles entre mineur et adulte, croyant, un temps, être au dessus des lois (les créer ?) et se réfugiant derrière un consentement prétendument reçu et une absence de violence de leur part ?!
Mais surtout comment ont-ils pu être entendus et suivis, aux lieu et place des victimes ? ! Comment la société et ses acteurs sensés protéger les mineurs -plus vulnérables car plus jeunes, inexpérimentés- les ont couverts, se rendant ainsi complices de leurs agissements ?
Le livre de Vanessa (tu l’appelles ainsi pour la rendre réelle, elle qui a été enfermée dans la fiction et nommée « V » pendant trop longtemps) dit beaucoup de ce « laissez-faire » -familial, scolaire, social, politique- et des mauvaises raisons -notoriété, séduction, brillance intellectuelle, vanité- de ce laxisme criminel.
Il questionne aussi à nouveau sur la notion de consentement, ce terme devant être analysé dans un contexte juridique ayant évolué du fait de ces agissements, et dans un univers où le pervers le définit et l’utilise à mauvais escient, conscient de la frontière poreuse avec laquelle il joue et qu’il bafoue au gré de ses seuls désirs.
Ainsi, du sentiment d’impunité et de puissance de l’agresseur naît aussi son parfait alibi : le consentement est obtenu puisque la victime non seulement ne se plaint pas (elle ne peut le faire) mais puisqu’elle revient dans l’emprise, dans le giron de l’agresseur lui-même!
Mais bien davantage encore que de consentement et d’époque, le livre de Vanessa éclaire très justement, et cela de manière intemporelle, sur ce qu’est l’adolescence, ce moment précaire et bouleversant, unique et fragile, propice à tous les excès et toutes les fascinations.
Il insiste sur toute la force -parfois l’arrogance- et surtout sur la naïveté absolue et sur la vulnérabilité liées à cette étape de vie, à ce passage.
Dans ce temps suspendu entre deux âges, deux temps (l’enfance et l’âge adulte), cet instant est un bouleversement, un chaos physique et psychique comme nous le savons tous.
Par contre, ce que certains (et certaines) savent plus que d’autres (surtout parce qu’ils/elles l’ont vécu, ressenti et expérimenté), c’est à quel point la ligne, la tangente est fragile, à quel point vulnérabilité rime avec emprise, à quel point les émotions sont instables (car neuves et vierges).
Et de cette instabilité comme de cette précarité, naît la possibilité de franchir une ligne, un point de non retour, de vaciller et glisser sur la mauvaise pente surtout sous influence nuisible et sous prédation.
Le sentiment de toute-puissance qui accompagne l’adolescence (la volonté naïve de vouloir remettre en question son éducation et les cadres établis) créé le parfait cocktail pour que le dérapage ait lieu, non pas conscientisé par le mineur victime mais bien par l’adulte expérimenté, « l’expert », exerçant la fascination et ayant ascendance.
Comme le dit très bien Vanessa, un contexte et un âge sont propices à l’existence et l’action du pervers.
C’est donc sur ce moment précis du « passage de vie », fait de fantasmes et de doutes, de quête d’identité – y compris sexuelle- de découverte de son corps et de ses désirs, que tu as eu envie de t’attarder car il pose les questions de la définition même de l’adolescence, de ces excès, de ces risques et des conséquences irrémédiables dans la vie de futur adulte.
Si l’adulte est absent pour accompagner ce moment fragile, ou pire, s’ il est présent et mal-intentionné, comment protéger l’adolescent ? Qui le fera ?
Lui est dans l’incapacité psychique et physique de le faire, car il est intérieurement tourmenté et vit des contradictions permanentes : il désire autant être regardé et aimé que disparaître sous terre de honte dès qu’un regard se pose sur lui (Vanessa l’explique très bien dans son chapitre sur l’enfance), il connaît des désirs sexuels mais ne sait les nommer ni toujours les transformer en acte, il découvre son corps qui l’attire et le répulse à la fois, il confond fantasme et réalité.
C’est exactement pour cette raison que l’adulte, expérimenté sexuellement, multipliant les conquêtes et assouvissant ses fantasmes sexuels, ne peut que laisser des traces irréparables sur le mineur car il l’enferme dans son désir en le muant en objet, et coupe définitivement, pour le futur adulte qu’il deviendra, le lien entre amour et sexualité ; il l’isole d’une partie de lui-même qu’il réussira peut-être, difficilement, à retrouver et à réparer avec le temps.
« Je me sens comme une poupée sans désir », écrit Vanessa, « qui ignore comment fonctionne son corps, qui n’a appris qu’une seule chose, être un instrument pour des jeux qui lui sont étrangers ».
Et c’est pour cette raison que le mineur, inexpérimenté et mal dans sa peau, ne pourra sur le moment mettre des mots sur ce qui lui arrive (les maux, eux, arriveront tout seuls), sur ce qui se trame, une partie de lui étant privée de réalité, n’étant pas un sujet à part entière.
Puis il se sentira coupable, incapable de s’exprimer, et c’est là tout le vice du pervers.
Par son comportement, l’adulte vicieux ne permet pas le passage à l’âge adulte ; il laisse un éternel adolescent dépossédé de son enfance, de son innocence, incapable de passer à l’étape suivante.
Exactement comme dans un deuil, l’adolescent devenu adulte prématurément ne parvient pas à s’identifier et à penser, vivre, être comme un adulte car le passage a été obturé, invalidé par un adulte malsain parfaitement conscient de ses actes.
Vanessa l’exprime clairement: son pervers lui a volé son enfance dans laquelle elle s’est trouvée prisonnière pendant des décennies avant d’en sortir traumatisée puis partiellement guérie malgré les blessures endurées et les cicatrices qui ne cessent de se réouvrir (épisodes de peurs phobiques, de crises d’angoisse, de dépressions,…).
Tu ajouteras que non seulement son enfance lui a été dérobée, mais également le deuil possible de cette enfance.
Comment en effet commencer un deuil si une étape cruciale n’a pu être franchie ? Comment sortir de la crise ou de l’enfermement subi ? Comment se reconstruire lorsque les fondations initiales sont inachevées, lorsque la construction a été abandonnée en chemin, laissée pour compte, détruite au bord de la route ?
Comment avancer si l’auteur des agressions s’évertue à rester dans le déni, volant aussi à sa victime la reconnaissance de ses actes ou une culpabilité (un pardon ?) qui lui permettrait d’entamer un deuil ?
Le livre est d’autant plus remarquable que sont décrits les comportements de l’agresseur plusieurs décennies plus tard : non content d’avoir été l’auteur de vols et de viols, il poursuit le harcèlement de sa victime (à travers des recherches, des publications, l’envoi de de lettres, chez sa mère, sur son lieu de travail,…) à qui il reproche de l’avoir quitté : on ne quitte pas un pervers ! C’est toute l’histoire de l’attachement, de l’emprise malsaine.
Le témoignage de Vanessa met en exergue enfin la plus grande des hypocrisies : celle de croire ou de faire croire qu’il est possible de déconnecter l’artiste vivant de son oeuvre.
Car le pervers, lui considère comme « dégueulasse » la pétition signée par des individus s’élevant contre ses livres et contre ses lecteurs, comme tout aussi « dégueulasse » le fait de juger une oeuvre non sur des critères esthétiques mais à sa moralité…. Tout est dit, rien à ajouter !
Ou si ! Car les derniers mots reviennent non pas au prédateur sexuel mais à la Victime, celle qui, tout comme les autres jeunes filles, ou jeunes garçons, entame sa vie (affective, amoureuse, sexuelle) encombrée de nombreux déficits et et de failles profondes : déficit de confiance, déficit d’amour (ou lien amour/sexe contrarié), faille d’abandon, peur de rencontre, traumatisme de rupture, …
Vanessa explique qu’être mère, puis devenir la mère d’un adolescent, lui a permis de revisiter son enfance et de grandir. Certaines n’ont pas cette chance.
Mais elle dit aussi ne pouvoir évoquer à son enfant la part d’ombre en elle, la part sombre et tronquée de sa vie d’adolescente. En revanche, la colère dirigée contre sa propre mère, qui n’a pas su la protéger, vient souvent frapper à sa porte…
Plus apaisée aujourd’hui, elle finira son livre par le chapitre « Ecrire » au sein duquel tu as trouvé une pépite et c’est sur elle que tu veux terminer ton texte: « Il m’en aura fallu du temps pour me laisser aller avec un homme…. pour retrouver le chemin de mon propre désir.
Il m’aura fallu du temps, des années, pour enfin rencontrer un homme avec qui je me sente pleinement en confiance ».
Oui, il en faut, du temps, pour faire confiance à un homme après une telle contrainte, de tels sévices (corporels et psychiques), un tel mépris.
Il en faut du temps pour s’affranchir d’une adolescence violentée, violée et volée et pour enfin faire son deuil.
© Textes et photographies: Lorraine Thiria/All rights reserved
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