Chutes
Depuis peu tu chutes,
Irrémédiablement tu chutes.
Ta chute est insidieuse, ininterrompue bien que fractionnée, insaisissable.
Elle s’éventre et t’éventre, s’évertue à te troubler, à te morceler, te démembrer.
Elle te double comme tu te dédoubles et tu roules ou tu tombes, incapable de résister à l’élan ou à l’impulsion qui te saisit, t’emporte et t’éclate à la fois.
Elle coule et s’écoule et n’en finit pas de durer.
Elle t’appelle et t’enlace, t’interpelle et te déplace, elle passe et te dépasse.
Tu chutes.
Sans retours sans avancées ; une stagnation, une apathie, une hibernation.
Un mouvement contrarié puisque dans le même temps, en déplacement et en arrêt ;
Un courant et une inertie, une effusion et une langueur, un battement et une fixité.
Ta chute te soumet et t’impose un temps : tu es coincée dans un contretemps ou une césure, en gestuelle improvisée.
Le glissement de terre a démarré
De glissement en gisements tu es destinée.
La glace t’a envahie et s’est imprégnée,
De l’intérieur le gel t’a confinée.
La page blanche déborde et t’inonde,
La chute a pris toute la place, tout l’espace de ta feuille ;
Elle écrit pour toi, agrippe ta main,
encourage tes incertitudes et sollicite tes errements.
La chute te donne le vertige.
Elle connaît ses rebonds, ses fluctuations
Elle t’entraîne dans ses désordres et ses déviations
Elle te murmure à l’oreille des cris et des sons
Que tu découvres sans comprendre.
La chute a la couleur de tes cheveux
Qui tombent comme les feuilles des arbres
Chaque jour tu en perds davantage
La chute précipite ton âge.
Tu te rattrapes aux branches vides,
Tu t’imagines en haut de l’arbre d’hiver, désormais dénudé.
Tu t’enveloppes du manteau blanc soyeux de la brume ayant recouvert la ville,
Tu te drapes de sa douceur engourdissante.
Tu fermes les yeux pour amortir les chocs,
Mais tu chutes.
Le bas de ton ventre ressent le rythme et le chaos nés de la musicalité de ta chute, de sa puissance et de sa violence.
Tu perds l’équilibre, et toute notion de pesanteur : ta chute change sans cesse de direction et de sens, elle devient oblique, transversale, diagonale, horizontale. Pas besoin de verticalité pour chuter !
Tu suis l’extension du domaine de ta chute… et tu observes la forme de cette extension dans toute son incertitude et son instabilité.
Tu ne prends aucune décision, ne fais aucune déduction, ne conçois aucune analyse,
Tu chutes, sans perspective et sans jugement.
Et tu restes attentive aux flottements de ton corps comme aux fluctuations de cette déliquescence.
Les cloisonnements changent, les concepts bougent, les mots diffèrent, pas les maux.
De « confinement » tu chutes vers « couvre-feu » ; de « couvre-feu », tu chutes vers « décapitation » ; de « décapitation » vers « re-confinement » ; la chute est altérée, le déséquilibre identique.
Tu as cru te situer et te relever, l’été était doux ; malgré la fermeture des frontières, les tiennes restaient fondamentalement ouvertes.
Mais tu n’avais pas saisi que l’ouverture est collective ou n’est pas, que la désobéissance n’est pas donnée à tous, que l’absence de perspectives atrophie, que la peur est contagieuse…
Subrepticement, tu as ressenti l’évitement, l’isolement, l’absence, des uns puis des autres.
Chacun réfugié dans sa carapace à tenter de survivre au chaos, chacun dans son égocentrisme viscéral, vital.
Tu as ressenti une brèche, la coupure d’un lien, et c’est ce séisme, cette fissure aussi qui te fait chuter : tu te détaches du reste du monde – à moins que ce ne soit le monde qui se coupe de toi- et tu entames un mouvement gravitationnel éclaté et incohérent.
Tu ressens non seulement une fracture mais un cloisonnement, une forme de réclusion.
Ecrouée tu es
Ecroulée tu vis
Ecoulée, ta vie.
La vie coule comme le sang dans l’agitation de la chute…
Et tu chutes sous le poids de ce triple écroulement.
Les rues sont désormais désertes
Les cafés vidés, les théâtres atrophiés.
Tes amis ont quitté la place
Ta famille est éparpillée, démembrée.
La ville saigne, dépassée par l’ombre de la peur, habitée par les ruines et les colères sombres.
La ville pleure, gagnée par la panique, en perte de regards et de mémoires.
La ville coule, plongée dans l’oubli, amputée, silencieuse, égarée et ténébreuse.
Le feu couve
Le couvre-feu enveloppe la ville et l’asphyxie
La vie s’étiole et la ville s’endort, léthargique et amollie.
Paralysie, étiolement du tissu urbain condamné, méconnaissable.
Ta chute est au coeur même de la ville, dans ses entrailles sombres et gangrénées.
Tu chutes du balcon de ton avenue : habituellement démesurée et vivante, elle est devenue censurée, limitée, silencieuse.
Les lignes droites sont remplacées par des segments.
Un miroir a été placé à chaque extrémité de sorte que nul ne peut se déplacer.
La ville est devenue une illusion, un reflet, une maison d’arrêt.
Tu t’aperçois dans le miroir mais tu ne vois jamais au delà de ton image, l’horizon s’est atrocement rétréci.
Vivre en liberté est devenu une chimère.
Tu devines des mots coincés de l’autre côté de ces miroirs limitants : ils peinent à traverser et sont entravés, bloqués au loin, eux aussi enfermés depuis qu’ils ont été blessés, isolés, comme devenus sourds à eux-mêmes et aux autres.
Et à supposer qu’ils parviennent à franchir la frontière de ce mur réducteur, ils pourraient encore se perdre en chemin, comme on perd la parole devant la barbarie.
Aussi, ton avenue, ton espace, ressemble à ces mots qui, devant tant de contraintes et d’horreurs, peineraient à se rencontrer pour recréer du sens, pour recouvrer une liberté d’expression et d’action, un feu non couvert.
Des mots qui, comme les branches de ton avenue, repousseraient encore et encore les privations, les pleurs et les plaintes….
Mais pour l’heure, ton avenue est censurée, ton image est déformée, alors tu chutes.
Ta chute est étrangère et étrange
Comme tes paysages imaginaires, somnambuliques ou rêvés.
Tu chutes dans une réalité parallèle, au fond d’un temps suspendu, un temps aquatique.
Ta chute est liquide ou solide, sa forme et son état évoluent au gré des évènements et des humeurs que tu n’identifies pas vraiment.
Parfois au delà des murs, tu te heurtes à un corps spongieux ou calciné, une matière rugueuse aux porosités énigmatiques et inédites.
Tu te heurtes au vide.
Parfois tu te liquéfies dans un noir boueux, ce brou de noix pâteux qui s’écoule entre tes doigts aux mouvements hasardeux.
Tu te heurtes aux ruines.
Tu chutes.
Le glissement sombre qui l’accompagne s’amplifie au fur et à mesure que les restrictions gagnent du terrain.
L’ombre s’accroît avec le déplacement de la source lumineuse et avec son amenuisement.
Tu te heurtes aux ombres qui désormais te dépassent …
Les bruits du monde s’éteignent, les sons se raccourcissent.
Alors silence…
Tu chutes.
© Textes et photographies: Lorraine Thiria/All rights reserved
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