« Littoral est né d’abord et avant tout d’une rencontre et a pris son sens par les rencontres. C’est-à-dire ce besoin effrayant de nous extraire de nous-mêmes en permettant à l’autre de faire irruption dans nos vies… » Wajdi Mouawad
Corps mort
Tu sors à peine de la pièce fleuve « Littoral » écrite et mise en scène par Wajdi Mouawad… où il est question de la quête d’un homme qui cherche un lieu pour enterrer son père… où il est question des fondements de l’existence, de la mort et de l’identité aussi.
Tu es portée de fil en fil, d’heure en heure, de personnage en personnage à travers ce voyage initiatique, sur fond de guerre, de viols, de bombes, de désolation et de mémoires.
Car mémoire il y a, dans la douleur et dans l’accomplissement aussi.
Souffrance il y a, mais elle est mise à mal par une énergie de vie et une puissance du souvenir.
Le père est transporté par son fils qui reçoit de sa famille une fin de non-recevoir à sa demande de l’enterrer dans le caveau familial à côté de sa mère.
Point de départ de la quête du jeune homme qui recherche dès lors un lieu où ensevelir ce père dans son pays natal, père qu’il n’a pas connu et dont il découvre l’existence dans la mort à travers les lettres que ce dernier lui a écrites sans jamais les lui envoyer.
Découverte du père également à travers une présence encombrante et nécessaire au cours de ses déambulations et de ses rêves nourris par une mise en scène porteuse de sens et de sensibilité où les vivants côtoient les morts, les ombres la lueur, le passé le présent.
Le personnage du père n’est identifié mort que lors de sa reconnaissance à la morgue, puis il n’existera plus que vivant tout au long de la pièce et des chemins parcourus.…
Il existera vivant pour son fils, comme pour tous les personnages rencontrés au cours de son périple, tous à la recherche d’un père, que celui-ci ait été assassiné par un parricide, tué par des soldats ou qu’il soit inconnu.
Tous sont en lien avec le père, celui qui a donné la vie et que le fils accompagne dans la mort, tel un drame antique qui se joue et se rejoue sans fin, un drame contemporain aussi.
Car tous ont besoin de se réparer à travers ce père, réparation symbolisée par le fait d’accompagner et d’aider le jeune homme à trouver un lieu digne pour ensevelir le sien, alors que tous les cimetières débordent et qu’ils sont rejetés de toutes parts.
Cet accompagnement dans la mort atteint son paroxysme lorsque les protagonistes ont trouvé la mer et se décident à déposer le corps au fond des flots, et qu’ils précèdent cet acte par un lavement du corps pourrissant après six jours de quête au soleil.
Le corps pestilentiel, le corps pourrissant, le corps mourant, passe aux mains des uns et des autres qui, par l’eau déposée sur ce corps, se nettoient aussi des plaies et du sang coulant autant sur leurs mains abimées par la mort que dans leurs veines pleines de vie et appelées à vivre encore pour ne pas oublier.
Le travail de mémoire à travers les noms des morts, de tous les morts disparus dans la guerre, est symbolisé par les annuaires portant l’identité de tous les habitants et transportés par une des femmes du village qui scande les noms puis les écrit de peur de les perdre.
Au dernier instant, comme dans un dernier souffle, le père manifeste sa peur de la mort, il crie son angoisse de l’ensevelissement dans la mer, mais accepte finalement et symboliquement d’y retourner dès lors que, lesté de tous les annuaires et de tous les noms, il restera au fond des flots.
Le lieu de sépulture digne du corps est enfin trouvé ; le mort peut partir en paix, et les vivants sortir de la guerre et de l’oubli.
Le fils – et c’est aussi le propos de la pièce – peut enfin se libérer de son double, de son chevalier protecteur qui le suit partout comme son ombre, devenu ombre et ayant, avec le temps, pris toute la place et chassé la lumière.
Le chassant, il peut enfin devenir adulte, être libre, libéré du poids du passé, de l’absence du père, des secrets, des non-dits familiaux, et aspirer à construire sa vie bâtie sur une mémoire et une identité.
Quête d’identité donc à travers la mort, l’héritage, la mémoire.
Apprentissage de la liberté, ou plutôt de la libération des poids et des mémoires trans-générationnelles que nous portons souvent inconsciemment à la place d’ancêtres qui n’ont pas su, ou pas pu s’en émanciper, et dont nous héritons malgré nous.
Nous portons tous en effet les mémoires encombrées de nos aïeuls qui nous entravent sans nous lier; car si le lien avec notre passé est constructif et identitaire, le poids des non-dits et de l’absence de sens nous enchaîne.
Ainsi, le chevalier du fils, double protecteur, issu des mémoires cellulaires, nous le connaissons tous sous différents visages et différentes formes, certains plus consciemment que d’autres.
Toi, tu vis depuis toujours avec celle que tu nommes ta « petite fille », celle qui t’a protégée longtemps, qui t’a permis de développer ta vie intérieure parallèle et riche, ton imagination et ta créativité, qui a géré tes peurs et t’a enseigné les réflexes de survie. Mais récemment, depuis peu, elle a pris toute la place à force de crier au danger devenu inexistant et de te protéger malgré toi alors que tu n’en ressentais plus le besoin.
Récemment, elle t’a même emprisonnée en se manifestant à mauvais escient, en sonnant un signal altéré, en contrevenant à ton libre arbitre, en obscurcissant ton espace en éloignant la lumière.
Récemment, elle est devenue inappropriée et dictate, elle se fatigue et te fatigue en assemblant par réflexe toutes les pièces du puzzle qui ne font que valider sa peur: celle de l’abandon et de la séparation ; elle te fait croire qu’elle est indispensable et que ton identité est menacée en son absence.
Alors à ta manière, pour des raisons différentes de celles de l’enterrement de ton père, mais sans doute pour faire un deuil également, tu as décidé qu’il était temps de demander à ton double de s’en aller ; et tu as accepté de l’y aider afin d’envisager l’avenir et de sortir de ton emprisonnement.
Tu as considéré qu’il était temps de quitter le passé, un passé révolu, devenu anachronique et de faire de l’espace au temps présent.
Tu l’as quittée dignement lors d’une séance d’hypnose, avec beaucoup de tristesse et de pleurs, comme si tu quittais une soeur ou une amie, car elle t’avait longtemps accompagnée ; tu l’as quittée avec douceur et tu as pris conscience de l’immense place qu’elle laissait, que tu t’offrais en la quittant.
Tu as pris conscience de l’espace fertile que tu donnais à ta vie, à ceux qui la partagent, du cadeau, de la respiration qui se dessinaient à l’horizon.
Toi aussi, tu t’étais libérée de ton double devenu encombrant, tu avais rompu une fois pour toute avec la lignée des peurs ancestrales et mortifères de la séparation et de la mort ; tu gagnais en liberté, en épanouissement et en sérénité.
Dès lors, en expulsant ton double, tu t’apprêtais à vivre en paix, à sortir de l’oubli, seule avec toi-même, libérée du poids du passé et prête à te tourner vers l’avenir.
Tu étais disposée également à déposer aux pieds de tes enfants le cadeau de la mémoire affranchie des carcans endurés et des peurs héritées.
Tu décidais en toute connaissance de cause et en conscience que tes enfants ne découvriraient pas leurs ancêtres après ta mort, ni même toi-même d’ailleurs, et que tu accomplissais déjà le travail de mémoire, pour eux et avec eux.
Jamais tu ne serais découverte après ta mort. Jamais ne se poserait la question du lieu de ton enterrement.
Jamais tu ne serais un corps mort.
© Textes, peintures et photographies: Lorraine Thiria/All rights reserved
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