Une affaire toxique

Une affaire toxique

E., ta mère, je ne la nomme pas, moins par provocation ou dégoût que par besoin de distance et de protection intuitive. 

En tant que personne, elle ne m’intéresse pas ni ne nourrit mon propos ; en tant que mère et dans sa relation à toi, elle est au coeur du débat.

Toi, Camille, je te cite, je te nomme, je te salue. Je t’admire, je te souris et je te remercie.

Par ta voix, par tes mots, tu as su pointer avec minutie et délicatesse, avec pudeur aussi, ce qu’est un système, entretenant fusion et confusion des genres. Et malgré ton jeune âge au moment des faits, tu as instinctivement senti la transgression que tu ne pouvais nommer, mêlée de peurs, d’étouffement et d’incompréhension.

Des décennies plus tard, avec grande intelligence, avec courage et un amour indéfectible pour une mère incapable d’aimer et d’ailleurs non aimable, tu sors du silence incestueux et toxique. 

Non pas parce que ta mère meurt et te libère. Non pas parce que tu ne crains plus ton beau-père. Non plus parce que ton frère t’autorise à parler. Ou bien pour tout cela à la fois.

Tu sors du silence car tu décides que ce silence de plomb est coupable, que ce silence tue à petit feu toutes les victimes, ton frère, toi, et toutes les autres, victimes asphyxiées et invisibles  trop longtemps maintenues dans un coma artificiel.

Coupables de se taire mais coupables de parler, coupables de parler et coupables de se taire : tu sors de la spirale infernale que les autres ont voulu te dicter et tracer pour toi, et tu t’exposes calmement, avec recul et apaisement. Tu te libères, tu te sauves.

Tu te réveilles, tu te détaches de l’Hydre, tu n’as plus peur car tu as balayé d’un coup toutes les barrières que les autres avaient érigées autour de toi ; tu es sortie de ta torpeur, du trauma ou de l’emprise subis.

Tu comprends, à te lire, la perversité du système dans lequel des adultes t’ont élevée et t’ont maintenue enfermée, tes frères et toi, ces mêmes adultes qui n’ont pas su -ou plutôt pas voulu- te protéger et que tu as cru, trop longtemps, bienveillants et bien intentionnés.

En avocate que tu es devenue, tu t’affranchis, tu ne suis pas les pas de tes maîtres, ceux qui ont voulu t’imposer leur vision du droit théorique et étriquée, opportuniste et méprisante; ceux qui, avec arrogance, indifférence et une dose d’insolence, s’estiment au dessus des lois tout en les manipulant.

En avocate que tu es devenue, tu portes la voix des victimes. Tu prends la parole, pour toi et les autres ; tu entraînes par tes mots toutes celles et ceux qui n’osaient pas, qui croyaient avoir oublié, qui vivaient en surface quand tu les as éveillés par ton texte puissant, par ta force subtile, sensible et fragile à la fois.

Tu ne subis plus, tu respires à pleins poumons (toi qui as subi lésions pulmonaires et sensations d’asphyxie pendant des années) et tu exprimes ce qui t’opprimait, ce que tu ressentais sans comprendre. 

Tu mets des mots sur tous les maux. Tu dénonces et révèles, tu nommes et tu libères.

Ta parole annihile ta culpabilité.

Tu sors du silence et tu sors du clan. 

Tu existes.

Par ta voix, tu permets d’entendre, dans les silences et entre les lignes, puis dans les cours et sur les réseaux, les dégâts causés par le clan, que celui-ci soit famille, « familia grande », mais aussi couple, relation amicale, communauté, entreprise, partenariat,… 

Ta parole est universelle.

Elle déteint et pèse sur ceux qui savaient, ceux appartenant au système, ceux qui ont préféré se taire par lâcheté ou par complaisance, par fascination, parfois par peur mal placée aussi, peur de perdre leur appartenance à un monde, une élite ou une forme de pouvoir.

Ta parole me touche, nous touche tous et toutes, car elle résume très simplement la relation parent/enfant, et l’essence du lien de confiance qui existe d’emblée des enfants vers leurs parents.

C’est sur le fondement de ce lien que l’enfant se construit et développe ses capacités à aimer, à puiser et à reproduire naturellement la confiance qu’il donne et qu’il reçoit.

Et c’est précisément parce que ce lien a été trahi, souillé, que toi, Camille tu as été, longtemps, incapable de parler, comme empêchée à toi-même.

 « Ce sont les parents qui font taire les enfants, pas les frères » dis-tu pour expliquer ton silence contraint, pour rappeler aussitôt que lorsque tu as osé parler, ta mère t’a reproché de t’être tue toutes ces années, pour ensuite te condamner et ne pas tenir compte de ta parole en préférant protéger son mari « dérangé » ! 

Contradiction au coeur même de la perversion… 

Rupture implicite de la confiance chez l’enfant ayant « enraciné le silence »

Reproche de se taire, puis reproche de parler, culpabilité en découlant et condamnation par ta mère « comme le pire des poisons » confieras-tu.

Culpabilité, telle l’Hydre que tu décris et qui se déplace, s’étend, envahit tout ton corps, « fait son chemin, trace ses voies » et t’empoisonne ; cette Hydre dont les « morsures ne se succèdent pas mais se superposent ».

Culpabilité que tu ne sais nommer jeune adolescente, mais qui dans ton inconscient, se répand et s’immisce en toi…

Dissociation, contradiction, incompréhension, et silence…

Culpabilité qui te rattrape, sournoisement… avec son lot de mensonges… Asphyxie…

*.  *.  *

Aveuglée par son propre désir et celui de son mari, E. n’a jamais été capable d’entendre la terreur et la détresse de sa fille, ses appels au secours.

Mère prétendument présente et aimante, elle n’a pas vu la souffrance de ses enfants et leur demande d’amour, d’attention, d’affection, et tout simplement de protection.

Cloîtrée dans ses mémoires trans-générationnelles non nettoyées, elle-même en proie à une enfance complexe et une détestation du père, elle a reproduit avec ses enfants la rupture brutale du lien affectif qu’elle a subie. 

Elle s’est coupée de ses enfants, principalement au suicide de sa mère, et n’a plus été capable de voir quiconque d’autre que sa propre douleur. 

*.  *.  *

Cette trahison, Camille, tu l’as transformée en culpabilité : ne pas laisser tomber ta mère,  ni la laisser sombrer, l’aider coûte que coûte, la protéger (de la tristesse, de l’alcool,…), t’empêchant de comprendre l’autoroute laissée à ton beau-père par cette absence (de ta mère) et cette culpabilité (la tienne). 

Protéger ta mère, et donc te taire…. Tu n’as pas su démêler.

Mais comment faire à quatorze ans pour découdre les noeuds qui ne t’appartiennent pas et dont tu as hérités ?

Et comment faire pour discerner lorsque l’Hydre s’est accrochée à toi et brouille tous tes sens ? Comment t’affranchir de ce serpent venimeux devenu ta jumelle, ton double redouté ne te laissant plus respirer ?

Ta mère, tu l’as tellement aimée et admirée, tu n’imaginais pas le chantage affectif et la méchanceté dont elle serait capable ; alors tu as supporté les coups et tu n’as pas compris qu’avant d’être une victime de ton beau-père, tu as été une victime de la perversité de ta mère.

Comment en effet oublier les mots toxiques qu’elle prononce à ton encontre après ton discours au décès de ta tante que tu aimais tant (la seule qui t’ai entendue et défendue contre tous), ou encore ses mots dénigrants après le suicide de son père ? 

Quelle intention de nuire, et de blesser dont elle a fait preuve!

Et quelle dose d’amour inconditionnel t’a-t-il fallu pour continuer à l’aimer, malgré sa jalousie et sa perversion à ton égard ?

Tu parles d’ailleurs de toi comme d’une schizophrène, prise entre admiration et colère, entre sa jalousie et sa rage. 

Sa définition de l’amour, tu t’attaches à comprendre à travers tes pages qu’elle ne te parle pas ni ne t’a jamais parlé finalement, et pour cause ! 

Enfant empathique sous emprise, tu t’es donc dissociée, et tu t’es adaptée à ce qu’elle exigeait.

Et tu as encaissé de nombreux coups avant de couper le lien, acte indispensable pour te libérer de sa toxicité ; cette rupture, tu as mis trente ans à l’entamer et à l’annoncer. 

C’est après le décès de ta tante que tu as atteint le paroxysme de ton asphyxie lorsque ta mère te reproche ton silence, ta responsabilité fautive, et que, plongeant au coeur de son égocentrisme et de sa folie, elle se pose une fois de plus comme victime …..

Couper le lien….

Ce qui me touche dans ton histoire – et je fais immédiatement le rapprochement avec le texte de Vanessa Springora – c’est l’hystérie collective permissive de l’époque des faits. 

Sous prétexte de pseudo-liberté systématiquement revendiquée et érigée comme arme absolue et indétrônable, et sous couvert d’interdiction d’interdire, la libération sexuelle devait entraîner des désordres et des dégâts sur une très jeune génération, la tienne, que les adultes sacrifiaient volontiers sur l’autel de cette « liberté ».

Témoignage aussi intense que terrifiant face à cette notion de liberté spoliée et travestie…

Tu décryptes, Camille, et tu nous traduis ce que tes parents n’ont pas intégré, à savoir ce que c’est que d’être libre.

Non pas la liberté telle qu’ils te l’ont enseignée dans ton enfance, à coups de phrases ampoulées et grandiloquentes, sur fond d’égocentrisme déguisé en altruisme, mais la liberté qui rime avec respect de l’autre, apprentissage des limites et appréhension du consentement.

C’est ainsi que, t’attaquant au milieu intellectuel sclérosé dans lequel tu as grandi, aux « hommes » de lois que sont tes parents (agrégés de droit, professeurs des universités, spécialistes du droit, politologues, auteurs de droit,…) qui en principe t’ont éduquée, tu révèles tous les écueils et tous les dangers de laisser ce concept entre les mains de puissants théoriciens mal-intentionnés.

Les exemples que tu relèves sont symptomatiques des ravages causés par tes référents-adultes dans l’utilisation à la fois anarchique et excessive de ce mot.

Ainsi, tu t’amuses à relever ce que ta mère te disait, enfant au sujet de l’infidélité : « On n’interroge pas la liberté. Bien plus malin de s’en amuser »

Lorsque ta mère soixante-huitarde hésite entre deux hommes, choisit ton père et le mariage, tu ne peux t’empêcher de sourire et de noter : « L’institution du mariage pour les révolutionnaires ! Décidément la liberté… », pour ajouter aussi, en citant les histoires dont ta mère te berçait petite : « La liberté, les femmes, le couple, l’infidélité joyeuse, la modernité intelligente », ou encore pour évoquer ton éducation sexuelle : « Etre à la hauteur des histoires de cul de sa mère, sa tante et sa grand-mère… Plus qu’une gageure ! La liberté ? »

Dans un registre plus douloureux, lorsque tu oses être triste au suicide de ton grand père, ta mère te laisse seule face à ton chagrin et ton incompréhension : « Arrête de t’interroger il est bien libre de se tuer ! »  Liberté, liberté… »

Au sujet de l’enterrement de ta grand-mère, la mère de ta mère, également suicidée, tu écris : « Une foule militante et désespérée, venue saluer la liberté qu’avait ma grand-mère de se tuer ».

En face à face avec toi-même, lorsque tu tentes une introspection sur les raisons pour lesquelles tu t’es tue tant d’années : « Penser que la liberté implique de vivre comme les grands »… Confusion…

Puis tu te rends compte et te remémores l’absurdité et la perversité de la leçon de tes parents : « Ne jamais dénoncer, ne jamais condamner dans cette société où l’on n’attend que punition ; savoir évoluer, se faire souple et espérer la réhabilitation. Se méfier du droit »…!!

Pour des agrégés de droit, s’affranchir des contraintes morales, c’est très puissant !

Liberté à tout prix donc, psaume ou comptine qui t’a été récitée ou clamée tout au long de ton enfance et ton adolescence ; liberté de vivre, d’aimer, de baiser, de tromper, de s’exprimer.

Ainsi sous prétexte de liberté d’expression, les dîners estivaux d’érudits se déroulent avec les enfants qui ont droit à la parole, à l’argumentation ; d’après toi, Camille, plus que de se sentir libres, les enfants ont surtout « peur de l’affrontement » …. 

La vision des adultes ne coïncident pas avec celles des enfants, mais peu importe, la liberté des premiers, quand bien même elle serait la peur des seconds, doit l’emporter.

C’est aussi le principe même du clan : sous couvert une fois de plus de liberté, tout le monde doit accorder ses pensées et ses opinions ; ceux qui font preuve de liberté, c’est-à-dire d’expression manifeste d’une différence, sont étonnement exclus de la liste des invités l’année suivante… de même que ceux qui s’opposent à ton beau-père….

Tous ces moments que tu dépeins sont saillants et révélateurs du détournement immoral voire caricatural et cynique que tes parents ont fait du principe de liberté. Et, le détournant de sa beauté originelle, ils l’ont dégradé, avili, et érigé en arme de destruction massive contre vous, tes frères et toi !

Ce que tu expérimentes aussi, Camille, c’est l’indifférence totale de ta mère et c’est cette désaffection, cet effacement qui te blessent tellement, qui orientent et empoisonnent tes pensées, tes réactions et tes décisions. 

Tu subis le déséquilibre flagrant entre sa présence factice, son intérêt feint, sa violence nocive, et ton désir de lui plaire et de te faire aimée d’elle malgré tout.

Les exemples que tu livres sont criants de ce désintéressement et cette insensibilité agressive dont elle a fait preuve.

Quelle est en effet la manière dont ta mère t’apprend son divorce, après t’avoir envoyé en colonie de vacances ? : 

« Enfin, c’est un non-évènement ! De toute façon, votre père n’était jamais là. C’est un soulagement. Pas une cata, en tous cas ».

Et : « Camille, tu n’as pas le droit de pleurer, je suis beaucoup plus heureuse comme ça ! »

Déjà, petite, tu es niée, tu n’as droit à aucune explication, pas même le droit de pleurer.

Tu le réalises d’ailleurs : « Encore, toujours, ma mère, doucement mais fermement, ordonnait mon chagrin ».

Quelle est encore la manière dont ta mère nie ton intimité d’adolescente et souhaite te « déniaiser » sans respecter ton rapport à ton corps ? 

Quelle est cette volonté affichée de provocation et de « liberté » ( la sienne !) sans regard sur la pudeur (la tienne !) ? 

D’ailleurs, les amies qui refusent la nudité, l’été, dans la maison familiale, sont taxées de « nunuches » ou de « coincées » et se font « engueuler »… le clan dans toute sa splendeur (et sa terreur!)…

 Au suicide de ton grand-père , tu tenteras de parler à ta mère de ta tristesse et tu ne recevras que colère et démonstration de sa perversité ; ta mère s’en amusera et te provoquera au lieu de te consoler : « tu ne le connaissais même pas » !  

Et au suicide de ta grand-mère : « N’exagère pas ta souffrance »…

Quelle est cette manière dont ta mère te nie au suicide de sa propre mère ? Tu rapporteras à ce propos : « Le jour où ma grand-mère s’est suicidée, c’est moi que ma mère a voulu tuer; … j’étais sa contrainte, son impossibilité ».

Tu rapportes aussi que ta mère s’est « emmurée » à ce moment-là, mais ce que tu ne comprends pas, Camille, c’est qu’elle s’était emmurée bien avant le suicide de sa mère ! 

Tu l’as discerné à cet instant crucial mais l’incapacité de ta mère à te voir comme un sujet (et non un objet de désir, jetable à tout moment), et les séquelles de cette incompétence sont au coeur du système depuis l’origine.

Quelle est aussi cette manière dont ta propre mère t’en veut de la maintenir en vie ? 

Tu écriras : « Elle nous en veut de la forcer à vivre ; exaspérée par ceux qui arrivent à survivre »

Quelle est cette autre manière dont ta mère s’impose, attire l’attention et rayonne lors de la soutenance de ta thèse, cette mère qui veut tout : le pouvoir, ta place,…? 

Quelle est la juste distance nécessaire pour survivre ?

Et surtout, quelle est cette manière dont ta mère crache son venin lorsque tu oses enfin, après des années de silence, parler de l’inceste commis sur ton frère et lui faire confiance ? : « Comment as-tu ainsi pu me tromper? Toi, Camille, ma fille, qui aurait dû m’avertir. J’ai vu combien vous l’aimiez mon mec. J’ai tout de suite su que vous asseyiez de me le voler; c’est moi la victime ».

Ecoeurement…

Enfin, quelle est cette réaction au décès de sa soeur ? : « Ton silence, c’est ta responsabilité, si tu avais parlé, rien de tout cela ne serait arrivé » ; pour ajouter : «  Il n’y a pas eu de violence, ton frère n’a jamais été forcé. Mon mari n’a rien fait. C’et ton frère qui m’a trompée. »

Perversité absolue…celle qui t’a anéantie au point de ne plus pouvoir avancer, au sens physique du terme, celle qui t’a littéralement dissociée ; celle qui met un terme définitif aux relations de tes enfants avec ta mère et ton beau-père.

Quelle est cette mère dont la perversion ne s’éteindra qu’avec elle, dans la mort, toute seule ?

*. *. *

Ces mots, tous ces mots que tu nous livres, sont aussi – et surtout- adressés à ta mère.

Nul hasard d’achever ton livre par cette lettre intense d’amour à ta « maman chérie, mamouchka », celle dont tu te libères, justement.

*.  *.  *

Alors oui Camille, à nouveau je te remercie, je t’enlace et t’embrasse ; pour toutes ces années de douleurs, de terreur, d’hésitation, de culpabilité, de tourments, d’angoisses et de colère aussi ; pour prendre le risque de t’ouvrir aux autres et ouvrir la voie à d’autres que toi.

Désormais reconnue dans ta souffrance, tu es riche de ta liberté, celle que tu as acquise avec force, courage, patience, celle que tu as gagnée.

Tu apprends aux adultes ce qu’est le consentement, aux juristes ce qu’est le droit et la justice, aux dominants ce qu’est la puissance, celle des mots et de la parole retrouvée, de la voix portée et entendue.

© Textes, peintures et photographies: Lorraine Thiria/All rights reserved

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