Requiem for Reqem (résidence)

Requiem for Reqem *

  • Reqem est le nom sémitique que les Nabatéens donnaient à la pierre de Pétra et à Pétra.

Ma résidence de création consistait à me rapprocher des pierres de Pétra (Reqem), de leur histoire et de leurs mémoires, d’en saisir puis d’en restituer par la photographie un langage et une écriture singulière.

J’entretiens depuis toujours un lien intime, comme physique, visuel et tactile, avec la matière et notamment avec les pierres. Je considère qu’elles sont à la fois une présence, une seconde peau, une mémoire.

« Nous voudrions que la roche parle, que la peau cicatrise » énonce Camille de Toledo, ce grand auteur de la matière et de ses mémoires (1).

En tant que photographe venue à la photographie par la peinture de matière et par l’abstraction picturale, mon regard est empreint des inspirations et des codes picturaux (compositions, lignes, teintes, textures,..). 

Je dis souvent que je photographie ce que je vois en peinture, comme si un filtre pictural s’insérait entre mon oeil photographique et la réalité concrète figurative que je déconstruis pour en saisir l’abstraction.

Depuis que je peins, je suis fascinée par les pierres de Pétra : leur composition (le grès à dominante rouge-brun des roches détritiques), leur organisation (en strates), leurs teintes multicolores (toutes leurs déclinaisons), renforcées par l’intensité de la lumière réfléchie par les grains de quartz.

Aussi, si j’avais une idée précise des photographies de roches de la cité nabatéenne que je souhaitais capter, je n’avais aucune idée du ou des matériaux que j’allais utiliser pour imprimer mes compositions photographiques ni pour les organiser dans l’espace scénique. Or, dans ma recherche artistique, le support d’impression est essentiel.

Considérant en effet la lumière comme substance, j’ai expérimenté différents supports comme l’aluminium brossé, créant des vibrations intéressantes et réfléchissant la lumière, et la plaque de verre permettant de jouer avec la transparence.

L’idée de créer des impressions sur draperies se succédant ou se superposant est née de la particularité de la roche de Pétra. Je voulais me saisir de sa beauté et de son intemporalité, capter ses dégradés et son intensité.

Pour la première fois en effet, mes photographies sont en partie imprimées sur un tissu d’organza, tissu fin, souple, transparent, soyeux, léger, fabriqué à partir de soie, presque évanescent, afin de sculpter la lumière et l’espace et de créer une superposition poétique, presque abstraite, de couches minérales.

La transparence de l’oeuvre me permet de créer aussi un dialogue entre ce qui est visible et ce qui ne l’est plus, entre le passé antique et le présent.

La draperie minérale formée par la pierre est ainsi, plusieurs siècles plus tard, révélée par la draperie naturelle et animale. Le tissu soyeux, qui trouve son origine sur la route de la soie et n’est pas sans rappeler le négoce des Nabatéens, est comme une empreinte sur la pierre de ce que fut Pétra. 

Le drapé est la mémoire de la roche, elle-même mémoire des vestiges du temps.

Par son chaos de grès où se mêlent édifices funéraires et troglodytes taillés de la main de l’homme au pied de la paroi rocheuse, par son dédale de rocs abrupts et de failles lumineuses, le paysage est magnifiquement minéral.

Promenade intime dans le ventre de la terre, au coeur des pierres, du cirque rocheux, le long du sîq, le spectateur peut déambuler entre les draperies, entre les couches, entre les strates nées de l’érosion, pénétrant ainsi au coeur du langage que nous délivrent les pierres.

Leur voix est comme un « écho des rites antiques, des gémissements des victimes sacrifiées, des chants qui faisaient entrer le peuple en transe, … du reflet de l’arrivée des prophètes, de la sortie des caravanes vers les royaumes lointains… ». (2)

L’idée de strates, comme révélant la mémoire et mettant en lumière les traces du temps, est reprise partout dans l’enceinte de l’exposition : quittant les draperies verticales se succédant face à la lumière, le promeneur découvre les superpositions de voilages fixés sur les photographies de pierres ou sur les toiles peintes.

Il est convié à soulever le voile, s’il le souhaite, pour apercevoir l’empreinte de la roche, qu’elle ait été captée par l’oeil de la photographe, ou travaillée avec des pigments et de la poudre de grès à même la toile peinte. 

Pétra, la « cité pétrifiée » (3), invite à découvrir un secret conservé, figé car taillé dans la roche, d’ailleurs davantage par le vent et le sable que par la main de l’homme. L’idée de soulever le voile consiste alors à accepter de voir l’éternité creusée dans la roche, de ressentir l’histoire confiée à l’érosion des pierres, de découvrir les rêves les plus fous.

La photographie et son impression sur voile permettent ensemble, par le jeu des strates, d’exprimer le passage du temps et de devenir le réceptacle de la mémoire (ne dit-on pas couches de mémoire ?).

Les installations ainsi créées expriment et extériorisent une trace émotive, cicatricielle, physique, surtout à Pétra où le temps se lit à l’image par la superposition des lignes et des teintes.

Car Pétra se décline comme une véritable palette de peintre : par endroits, la roche se pare de veinures aux teintes allant du blanc au violet et d’artères bleu outremer ; par endroits, les veines sont noires, à d’autres or, ocre et mauve, à d’autres encore c’est le grès rose et pourpre qui révèle ses ombres bleutées, à d’autres encore, les jaunes bruns et les rouges des goethites et des hématites se font écho …

L’exposition ne pouvait donc pas faire l’économie de la peinture et c’est pourquoi une fois à Pétra est née l’idée de mêler peintures et photographies, peinture abstraite et matiérée (avec du sable essentiellement) reprenant les veinures, les lignes, les teintes et les compositions des roches rencontrées. 

De la même manière, ces peintures sont en partie recouvertes de voiles (sur lesquels les photographies ont été préalablement imprimées), strate sur strate, pour mieux en révéler la matière et les infinies teintes sculptées par l’érosion.

C’est ainsi comme une peau de la pierre qui est soulevée par le spectateur, au coeur de l’intimité.

La roche, à travers le voile transparent, nous parle et nous révèle sa matière profonde, son ADN.

Entre l’intérieur et l’extérieur, le voile est la peau, le tissu protecteur, la frontière, qui permet de pénétrer au coeur de cette intimité, celle de la roche et la nôtre.

Chiharu Shiota, cette immense plasticienne japonaise, disait : « J’ai le sentiment d’être toujours bloquée dans cet entre-deux, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur, incapable de transcender cette frontière de ma peau, de moi-même, ou plus exactement de souffrir parce que j’essaie de la transcender. » (4).

Pétra serait l’occasion de prendre cette chance et de dépasser ses peurs, de confier ses blessures à l’érosion de la pierre, de se mouvoir au coeur de ses émotions en osant soulever le voile et en touchant la peau de la roche.

Partant de cette confidence, l’espace de l’exposition donne ainsi le sentiment d’être enveloppé dans une expérience immersive, au coeur même du théâtre nabatéen taillé dans la roche, au coeur de la matière, sentiment accentué par la voix off donnant vie et éternité aux pierres, comme un chant, un écho, comme un requiem (éternel repos).

(1) « Thésée, sa vie nouvelle » de Camille de Toledo

« La matière impose ses heures, le temps des blessures ; nous voudrions que la roche parle, que la peau cicatrise ».

(2) « Cahier de l’amour et de l’exil » du poète égyptien Gamal Ghitany, extrait d’un chapitre recueilli dans l’ouvrage collectif « Pétra, Le dit des pierres ».

(3) Le terme : «  cité pétrifiée » est emprunté à Henri Stierlin dans son recueil « Pétra ». Ce nom est intéressant pour qui travaille la matière, n’étant pas sans rappeler le bois pétrifié devenu pierre avec le temps.

(4) Chiharu Shiota, lors de l’exposition : « The soul Trembles » au Grand Palais à Paris, janvier 2025.

© Textes et photographies: Lorraine Thiria/All rights reserved

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